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de départ une conception différente de l’existence nationale. Tel est l’objet de la querelle qui sous différens noms s’agite depuis Pierre le Grand entre les vieux Russes et leurs adversaires, entre Moscou et Pétersbourg, entre les slavophiles et les occidentaux.

I.

La civilisation européenne s’est fondée sur une triple base, l’élément chrétien, l’élément romain ou classique, l’élément germain ou barbare. Toutes les nations de l’Europe se sont formées sous ces trois influences, dont les diverses combinaisons ont enfanté la diversité de génie des peuples, et dont l’union ou la lutte a fait le fond de leur histoire. Ces trois grandes assises sur lesquelles repose la culture occidentale se retrouvent-elles dans les fondations de la Russie ? En creusant assez avant, on les y découvre ; mais elles n’y ont ni les mêmes proportions ni la même place.

L’antiquité ne connut de la Russie que les bords du Pont-Euxin. Les Grecs n’y jetèrent d’établissemens que sur les côtes : les Romains n’y eurent guère qu’une domination nominale. Chez les premiers, ces vastes plaines passaient pour être vouées à la nuit éternelle des Cimmériens ; pour les derniers, les régions au nord du Danube et de la Mer-Noire étaient une sorte de Sibérie où ils envoyaient les criminels d’état. La Russie était une terre trop compacte, trop continentale, pour la civilisation antique, qui, cheminant le long des côtes, ne sut occuper que les contrées les moins vastes ou les plus maritimes. Déjà la Germanie lui avait opposé une masse trop épaisse et un climat trop rigoureux pour être pénétrée par elle ; la Russie fut à peine effleurée dans ses plages méridionales. Les Grecs avaient eu de précoces relations avec les indigènes. Ils nous ont eux-mêmes conservé le souvenir du Scythe, c’est-à-dire du Russe. Anacharsis et les bijoux découverts dans les tombeaux des steppes ont montré que ces lointaines solitudes n’avaient pas été fermées à l’art hellénique. Comme tous les grands états de l’Europe, la Russie a eu quelques portions de son territoire sous la domination romaine. Ce n’est toutefois qu’au moyen âge, grâce à Constantinople, que les Russes subirent réellement l’influence de la Grèce et de Rome ; elle leur parvint alors, mais par un canal détourné et corrompu. Byzance, à l’époque de sa décadence, fut la seule Rome qu’ils connurent, le bas-empire le seul modèle que leur offrît la civilisation grecque et latine.

L’élément barbare eut une action plus directe et bien autrement puissante. Comme les états de l’Occident, l’état russe fut fondé par des Germains chez un peuple bientôt conquis au christianisme. C’est