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contribuèrent pas à réconcilier Mme Stenhouse avec le dogme polygame. Les femmes mal mariées acceptaient volontiers une croyance qui leur permettait de rompre une chaîne pénible et d’aller chercher à Utah la consécration d’amourettes souvent commencées en Angleterre sous prétexte de conversion ; les hommes mécontens de leurs femmes profitaient de la répugnance qu’elles témoignaient de partir avec eux et prétendaient, en les remplaçant par un nombre illimité de compagnes plus avenantes, se conformer à la parole du Seigneur : « celui qui pour l’amour de moi quitte sa femme ou son enfant sera récompensé au centuple. » Les jeunes filles n’étaient pas fâchées d’un ordre de choses qui multipliait leurs chances d’établissement et leur attribuait le droit de choisir un mari qui ne pût les refuser ; elles prenaient gaîment le chemin de la terre promise, mais il n’en était de même pour aucune épouse attachée à ses devoirs. Mme Stenhouse, témoin de séductions et d’enlèvemens qui ne lui paraissaient pas convenir au cadre de la mission proprement dite, sentit sa foi fortement ébranlée. Les prédictions de quelques saints sur le prochain anéantissement du monde gentil la laissaient incrédule, la fuite recommandée vers Sion, où chaque homme devait rassembler autour de lui avant le grand jour de colère autant de femmes et d’enfans qu’il en pourrait nourrir, la tentait peu. Sur ses quatre enfans, l’un venait de naître, l’autre était malade lorsque sonna l’heure de l’émigration : elle demanda un délai qui ne fut pas accordé ; mais cette fois l’amour paternel fut plus fort chez M. Stenhouse que le fanatisme, et il ne joignit le train d’émigrans qui partit de Liverpool en 1855 que lorsque ses enfans se trouvèrent en état de supporter le voyage.

Dix années d’efforts incessans et désintéressés n’avaient point suffi à payer sa dette envers l’église, car des missions variées dont on le chargea le retinrent malgré lui à New-York jusqu’en 1859. Ce ne fut qu’au mois de septembre de cette année-là que Mme Stenhouse, après le terrible voyage de trois mois à travers les plaines, si souvent raconté, aperçut pour la première fois Salt-Lake-City. Tous les émigrans ont éprouvé la même impression en présence de cet éden. Mme Stenhouse ne put retenir une exclamation de ravissement et de surprise ; néanmoins, en contemplant l’immense nappe du grand Lac-Salé qui rafraîchit la vallée au milieu d’un cercle d’imposantes montagnes couronnées de neige, il lui sembla faire le premier pas dans sa prison éternelle. À cette époque, la construction d’un chemin de fer à travers les plaines paraissait invraisemblable ; comment fuir ? Il n’y avait qu’à courber la tête et à subir son destin. Tandis que cette pensée la déchirait, les prières s’élevaient autour d’elle pour remercier le ciel d’avoir mis fin à la cap-