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ligences ; mais voici le haut du togé (col) atteint, et la vue s’étend au loin, jusque sur la baie d’Owari, dont les eaux miroitantes reflètent un soleil de feu. La descente est très douce, mais lente. Faute de djinrikichias on se met en kangos. Je renonce à décrire l’incommodité de ce moyen de transport. Quiconque n’a pas dès son jeune âge étudié les assouplissemens les plus variés s’y trouve dans une posture qui, à l’inconvénient d’être apoplectique, joint celui d’être fort peu noble et excessivement gênante.

Minakutchi, d’où nous repartîmes à cinq heures du soir, Zézé, Otsu, que nous allions voir, possèdent chacun un siro formidable. C’étaient autant de sentinelles que les taïcouns avaient placées là pour empêcher les hommes du sud venus de Kioto de porter jamais la main sur le nord. Voici la nuit, voici un ciel bien sombre, et nous sommes loin de l’étape fixée. Bientôt l’orage éclate : foudre, éclairs, tonnerre, trombes d’eau. Que devenir ? Un abri se présente ; nous attendons. Vers dix heures, l’orage cesse, les chemins sablonneux sont aussitôt secs ; nous nous mettons de nouveau en marche, et c’est bien l’heure la plus agréable pour voyager sur ces routes uniformes par une température si élevée. Cependant un arrêt subit dans la colonne indique un obstacle. On se réveille d’une demi-somnolence ; on aperçoit des hommes vêtus d’un manteau de paille, mino, excellent contre la pluie, armés de torches et formant au milieu du feuillage un tableau à la Rembrandt. C’étaient des paysans qui endiguaient à la hâte le ruisseau débordé et menaçant d’envahir les habitations voisines en contre-bas. On peut étudier là en petit un phénomène constant dans les terrains sablonneux et qui a modifié en plus d’un lieu la forme du relief terrestre. Un cours d’eau grossi et chargé de matières en suspension tend à les rejeter sur ses rives, le mouvement d’écoulement étant plus rapide au milieu que sur les bords. Le cours d’eau se forme ainsi à la longue deux bourrelets ; mais comme, par suite des dépôts qu’il fait au fond même de son lit, celui-ci s’exhausse constamment, les bourrelets à leur tour vont en s’élevant, et le ruisseau finit par se construire à lui-même un aqueduc au-dessus des terres environnantes. Celui qui nous arrêtait avait au moins huit pieds de haut. Les pauvres gens qui ont de père en fils bâti leur maison au bord du ruisselet chantant et murmurant le voient pénétrer un jour chez eux avec une grosse voix furieuse. Il fallut descendre, passer à gué à dos d’homme, transporter par le même moyen véhicules et bagages pour se remettre en route. Un quart d’heure après, nouvel arrêt dans la colonne et même procédé pour nous tirer d’embarras. Cela se renouvela cinq fois avant d’arriver au gîte, et chaque fois le pittoresque nous consola de nos mécomptes.

Le 17, nous traversions K’sats, la ville où les cortéges des daïmios