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vaient ; mais Takasima est loin du lac, et nous nous rabattîmes sur une petite tchaïa voisine dont la salle haute dominait le lac, et d’où l’œil pouvait embrasser le panorama tout entier.

Rien n’est agréable comme la tchaïa japonaise. Vous arrivez, vous vous déchaussez, on vous offre un bain de pied ; vous trouvez des nattes bien propres, une salle d’où les meubles sont complétement absens. On s’étend, une servante proprette vous apporte un makoura (l’oreiller japonais), vous évente au besoin ; mais ne soyez pas entreprenant : à la moindre apparence de galanterie, elle s’enfuirait avec un petit cri pour ne plus revenir. Il n’y a que les nouveaux débarqués qui s’y laissent prendre.

C’est là que nous déjeunâmes, et pour la solennité de la circonstance on ouvrit la conserve de perdrix aux choux, on déboucha le champagne. On but aux parens, aux amis, qui pendant ce temps s’apitoyaient peut-être sur notre compte. Malgré tous les charmes de ce site ravissant, il fallait songer à continuer notre route, et le soir nous repartions à cheval pour Shivojiri. Le Nakasendo, que nous suivons toujours, longe un instant le lac, puis remonte vers les cimes pour escalader par des zigzags très rudes le col qui a pris le nom du village inférieur. En nous retournant en arrière, nous contemplons un spectacle grandiose. Au-delà du lac, que nous enfilons dans toute sa longueur, les montagnes s’évasent, et dans l’intervalle qu’elles laissent entre elles, comme un pistil géant au milieu de sa corolle, se dresse rose et vaporeux le tout-puissant, divin, éternel Fusiyama. Pour détailler ses impressions, pour dire les beautés incessamment variées de la montagne, que la plume seule ne peut peindre, il faudrait des volumes et des mois ; ce sera peut-être une œuvre que nous tenterons un jour, lorsque nous aurons les uns et les autres rempli notre mission auprès du gouvernement de ce pays. Ah ! c’est bien d’un voyage pareil qu’on peut dire avec le poète latin : Olim meminisse juvabit.

Encore un terrible col que celui de Shivojiri. Nous redescendons par un beau clair de lune, et cette fois, en arrivant au gîte, nous nous trouvons dans le bassin de la mer du Japon. Nous entrons dans une partie entièrement inexplorée du Nakasendo ; à peine trois Européens de la légation anglaise y ont pénétré. Aussi la curiosité des populations est à son comble, et notre excursion prend de plus en plus les allures d’un cortège. Les chefs de village nous attendent à l’entrée, prévenus par le gouvernement ; le hondjin est ouvert pour nous, les chevaux réquisitionnés pour les relais ; nous nous laissons tirer nos bottes par les notables de l’endroit, et peu s’en faut qu’ils ne disputent à nos koskaïs l’honneur de nous servir.

Après avoir passé le Torii-Togé, moins haut que le Wada, mais plus