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sans le casser. Cette armée silencieuse demeure dans un corps de bâtiment attenant à la filature, et vit sous la férule d’une vieille gouvernante qui mériterait un portrait spécial, s’il n’y avait tant d’omissions nécessaires dans un rapide récit. Nous nous rappellerons longtemps cette halte, ces souvenirs de la patrie, qui fut pendant notre court séjour l’objet de nos entretiens, et, comme pour nous faire mieux regretter de quitter nos hôtes, les chefs d’œuvre des grands maîtres interprétés par Mme Brunat avec le talent traditionnel dans sa famille[1]. On ne peut comprendre tout ce qu’il y a de charme dans de tels momens quand on ne l’a pas éprouvé.

Le lendemain, nous quittions Tomyoka à six heures du soir. M. Brunat et son premier contre-maître se joignirent à nous, ce qui portait le nombre des voyageurs à six. Nous avancions lentement, jouissant des premiers instans de fraîcheur et des dernières clartés d’une journée écrasante de chaleur, nous dirigeant vers le défilé de Wagi-Togé (togé veut dire col), qui devait nous donner accès sur le plateau au milieu duquel se dresse le majestueux volcan. La lune ne tarda pas à se lever et à creuser encore par ses ombres les gorges boisées que nous laissions à nos pieds en nous élevant vers le col de Simonhita. Nous commencions cette série de montées et de descentes qui désespère au premier moment le voyageur inexpérimenté, toujours impatient du sommet. Nous n’arrivâmes qu’à dix heures du soir à Simonhita, joli village situé au pied du col auquel il a donné son nom. Je ne ferai pas une querelle à M. Brunat de nous avoir annoncé trois ris[2], quand il y en avait bien cinq ; à quoi bon arriver plus tôt, puisque l’on était si bien en route, et qu’il était écrit que personne ne pourrait dormir ? Il faut quelques mauvaises nuits en voyage pour se faire aux tatamis (nattes sur lesquelles on couche).

À cinq heures du matin, nous étions en route avec Oïvaké comme objectif et 8 ris à franchir. Nous suivîmes d’abord le cours d’un torrent que le sentier traverse à chaque instant pour aller chercher un passage entre le lit de gravier et la collme escarpée qui surplombe. Au sommet se trouve une énorme roche d’aimant naturel, à laquelle un marteau de carrier s’attache comme une aiguille à nos jouets d’enfans. Le chemin que nous suivions, tantôt en pente, tantôt en escaliers, et où deux personnes ne peuvent se croiser sans s’arrêter, traverse à chaque instant des ponts larges de 80 centimètres. Notre caravane le suivait péniblement, serpentant sur le flanc des pentes touffues, un koskai (domestique) en tête, chargé des

  1. Mme Brunat est la fille de M. Lefébure-Vely.
  2. Le ris équivaut à notre lieue.