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loin comme deux empereurs. Ce n’est qu’à Omya (le noble temple) que l’on commence à saisir la vie provinciale sur le fait.

Une des particularités des mœurs japonaises, c’est le mourano chikchtio ou chef de village. C’est un officier (yakounine) pris parmi les habitans, installé au centre dans une sorte de loge de théâtre dominant un peu la rue, entouré de registres, muni d’un saroban (sorte de règle à calcul sans laquelle un Japonais ne peut dire : deux et deux font quatre), et toujours la plume à la main. Cet individu est le chef de la police, rédige des rapports sur tous les événemens de la journée, tient les clés du hondjin, auberge confortable réservée aux voyageurs de distinction, remplit un peu les fonctions d’officier de l’état civil, — enfin une sorte de maire en boutique. C’est chez lui que nous nous arrêtons. Prévenu par les dépêches que le gouvernement a bien voulu envoyer sur toute la route, le mourano chikchtio nous reçoit avec déférence, nous conduit au hondjin et nous fournit un nouveau relais de ninsogos. Ces malheureux, dans un état de nudité complet, traînent péniblement le voyageur avec une rapidité moyenne de 2 lieues à l’heure au prix de 60 centimes l’heure. Si jamais la question des salaires vient à se poser dans ces contrées lointaines, la première grève sera certainement celle des ninsogos ; mais nous n’en sommes pas encore là, Dieu merci !

Tous ces détails et la réception qui nous attend se répètent à chaque village où nous nous arrêtons. C’est à Hondjo que nous passons notre première soirée et voyons pour la première fois les lucioles, jolies mouches luisantes qui voltigent pendant les nuits d’été ; mais un spectacle autrement étrange vint bientôt attirer notre attention. Sur une terrasse dépendant d’un temple s’élevaient deux estrades circulaires à plusieurs étages, assez semblables à ces gâteaux montés qui ornent les devantures de nos pâtissiers. À chaque étage de cette gigantesque machine, des prêtres, des bonzesses, faisaient, au milieu d’une illumination a giorno, un vacarme infernal auquel répondaient les cris d’une multitude affolée. Cette nuit de Walpurgis au milieu des ténèbres et de la plantureuse campagne japonaise était d’un pittoresque inexprimable.

Je trouve dans mes notes de voyage le souvenir d’une conversation qui s’engagea entre le mourano de Hondjo et moi. Ma connaissance de l’idiome populaire me permettant à peine de comprendre par bribes la langue savante des yakounines, un dialogue s’établit entre nous, assez semblable à celui de deux sourds dont l’un parlerait à l’autre d’astronomie, tandis que celui-ci lui répondrait par le cours de la rente. Voici à peu près ce que cela dut être. « Lui : C’est la première fois que je tombe devant vos vénérables prunelles.