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ce temps qu’il se maria, et les soucis du ménage lui firent bientôt oublier ses habitudes de vie vagabonde. Pendant quelques années, Bret Harte appartint tout entier au journalisme militant, écrivant des articles au jour le jour, et dirigeant lui-même une gazette littéraire, le Californien. C’est là qu’il a publié pour la première fois ses Condensed novels, espèces de parodies où il s’efforce d’imiter, en les exagérant, les traits caractéristiques des principaux romanciers anglais et français, — charges assez lourdes et qui ne feront rire que des lecteurs américains. En 1864, il est nommé secrétaire de la Monnaie de San-Francisco, emploi qu’il garde six ans, et qui lui permet de consacrer ses loisirs à des travaux d’un caractère moins éphémère. Il paraît que c’est aussi vers cette époque qu’il a donné aux journaux franciscains la plupart des petites compositions héroï-comiques en patois californien dont la plus connue est la pièce de vers intitulée That heathen Chinee, — l’histoire du bon Chinois qui triche au jeu, — laquelle fit en 1870 le tour de l’Amérique et de l’Angleterre. Quelques-uns de ces morceaux sont pleins de verve et d’humour ; mais le traducteur qui s’attaquerait à ce slang intraduisible y perdrait sa peine ; il semble que le sel s’évapore dès qu’on cherche à rendre le sens des mots.

Au mois de juillet 1868, Bret Harte entreprit la publication d’un recueil mensuel, the Overland Monthly, qui eut tout de suite un succès très marqué ; c’était, dans la pensée des éditeurs, une œuvre de civilisation, comme le dit la vignette, un ours traversant une voie ferrée. C’est dans l’un des premiers numéros de ce modeste recueil que parut la touchante nouvelle intitulée the Luck of Roaring-Camp, — l’histoire de l’enfant adoptif de tout un camp de mineurs, — petit chef-d’œuvre qui attira d’abord l’attention sur le conteur californien, et qui fut bientôt suivi d’une série d’autres récits et d’esquisses de mœurs dont le fond est toujours fourni par la vie aventureuse des chercheurs d’or. Celui qui voudrait aujourd’hui visiter les sites où nous conduit Bret Harte ne les reconnaîtrait qu’avec peine, car un grand changement s’est opéré en très peu d’années ; les villes qu’il nous montre à l’état d’embryons sont maintenant bien bâties, macadamisées, éclairées au gaz, pourvues de tout le confort d’une civilisation avancée. Les personnages de ses récits appartiennent eux-mêmes au passé, à une époque disparue, on ne les rencontre plus que dans des lieux écartés. En effet, le véritable pionnier, ainsi que son prototype, l’Indien, recule devant le progrès qui vient appliquer son niveau à toutes les existences ; il n’attend pas d’être submergé par la marée montante de l’uniformité, il s’en va constituer ailleurs le noyau d’une nouvelle colonie. Les conditions de la vie de San-Francisco en 1849 se trouvent reportées à Sacramento en 1850, dans les centres miniers du sud en 1854, à Virginia-City en 1860, et ainsi de suite dans les champs d’or successivement découverts ; ce sont toujours les mêmes acteurs qui représentent la même comédie sur des scènes de