Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Bulgarie et de l’occupation provisoire de Constantinople[1]. De tels projets disaient assez que le débat relatif aux lieux saints cachait des questions plus inquiétantes et préparait des entreprises bien autrement hardies. Cependant l’Angleterre hésitait encore ; tout en repoussant ces projets, qu’il est toujours plus facile d’imaginer que d’exécuter, et qui eussent mis l’Europe en feu pour des résultats fort équivoques, le cabinet de Saint-James inclinait à croire que les discussions engagées entre la Russie et la France n’offraient pas un intérêt européen.

C’est alors que la mission du prince Menchikof vint changer la face des choses. On se rappelle ce violent coup de théâtre. Accompagné de tout un groupe de généraux, d’amiraux, d’aides-de-camp du tsar, le prince arrive à Constantinople le 28 février 1853. Dès le lendemain, il va trouver le grand-vizir ; mais, refusant de rendre visite au ministre des affaires étrangères, qui l’attend en grande cérémonie, il donne pour raison de cet outrage qu’il lui est impossible de traiter avec Fuad-Effendi les affaires dont il est chargé. C’est aggraver l’affront et se poser en maître. Fuad-Effendi est obligé de donner sa démission, le sultan est obligé de la recevoir ; sinon, les négociations sur lesquelles on compte encore pour maintenir la paix seraient arrêtées dès le premier jour. Voilà dans quelles conditions Rifaat-Pacha prend la place de Fuad-Effendi. On devine ce que seront des conférences inaugurées de cette manière ; ce n’est pas une mission de paix, c’est une mission de menace, et du premier jour au dernier, l’attitude, le langage, le ton de l’ambassadeur du tsar Nicolas répondront à l’arrogance du début.

Malgré les nombreux récits qu’on a faits de ce singulier épisode, il y reste encore bien des parties obscures. On a souvent reproché à M. de Nesselrode d’avoir manqué de sincérité dans ses réponses à l’ambassadeur d’Angleterre, sir Hamilton Seymour, quand celui-ci l’interrogeait sur le but de la mission confiée au prince Menchikof. Sir Hamilton Seymour écrivait le 24 mars à lord Clarendon : « J’ai dit au comte de Nesselrode que je désirais fort savoir si l’arrangement des difficultés relatives aux lieux saints terminerait toutes les discussions entre la Russie et la Porte, ou bien si le prince Menchikof avait d’autres réclamations à présenter. Le chancelier n’en savait rien. — Il reste peut-être, a-t-il dit, quelques réclamations privées, mais je n’ai pas connaissance d’autres demandes. — En un mot, pas d’autres affaires, ai-je repris (avec insistance et afin de prévenir toute méprise) que celles qui peuvent exister entre deux gouvernemens amis ? — Exactement, a répondu son excellence, les demandes qui forment les affaires courantes de toute chancellerie.

  1. Voyez l’Annuaire des Deux Mondes, 1853-1854, p. 3.