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Europe que se partageraient trois grands empires, l’empire latin, l’empire germanique, l’empire slave. L’empire slave serait à la Russie, l’empire germanique à l’Autriche, l’empire latin à la France.

C’est le coup d’état de 1851 qui, exaltant l’imagination du ministre autrichien, lui avait suggéré ces visées gigantesques. On sait, pour le dire en passant, que le prince Félix de Schwarzenberg mourut à Vienne le 5 avril 1852, avant même que le prince Louis-Napoléon fût empereur des Français ; une chose beaucoup moins connue, c’est l’influence que ces idées extraordinaires ont exercée sur d’autres têtes politiques de l’Europe. Si la guerre allemande de 1866 a été pour la Prusse une revanche des humiliations subies en 1850, les plans ténébreux qui se sont dévoilés en 1870 et qui ont si profondément bouleversé l’état général de l’Europe ont été inspirés au chancelier du nouvel empire d’Allemagne par les conceptions en sens inverse du premier ministre de l’empereur d’Autriche. Dans tous les actes du prince de Bismarck, on retrouve les souvenirs du prince de Schwarzenberg, une émulation rétrospective d’entreprises audacieuses, une volonté inflexible non-seulement de défaire ce qu’il avait fait, mais de refaire autrement ce qu’il avait osé concevoir.

Revenons au mois de décembre 1851. En Angleterre, où se trouvait M. de Bunsen, l’opinion du pays se prononça énergiquement contre le coup d’état. Les fonds publics subirent une baisse considérable à la bourse de Londres, une baisse presque aussi forte, nous dit l’ambassadeur prussien, qu’à la nouvelle de la révolution de 1830. Les journaux jetèrent feu et flamme. Il y eut pendant plusieurs mois une véritable éruption de fureurs patriotiques. On croyait ou on affectait de croire que l’Angleterre était menacée. Des projets de défense affluaient de toutes parts et sous toutes les formes. On rappelait ces paroles que le duc de Wellington avait prononcées autrefois en des circonstances bien différentes : « il n’y a pas un lieu sur nos côtes où l’infanterie ne puisse aborder par tous les temps, par tous les vents, et où elle ne puisse trouver à moins de quatre milles une route excellente, praticable pour une armée, et conduisant au cœur même du pays. » On les répétait à satiété, on les commentait avec violence, on en tirait des reproches ou des injonctions à l’adresse du ministère, on le sommait d’aviser au salut commun, toute affaire cessante, et de mettre immédiatement sur pied toutes les forces du pays. Quant au ministère, après une première émotion inévitable, il ne montra point de dispositions hostiles au nouveau gouvernement de la France. Les lettres de Bunsen, qui nous conservent la trace de cette première émotion, nous indiquent aussi les symptômes d’un autre sentiment qui ne tarda guère à se produire. L’ambassadeur prussien affirme par exemple que nulle part à Londres on ne ma-