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serait heurtée à bien des résistances : il n’eût fallu rien moins que l’énergie de la volonté du roi pour en assurer le triomphe ; la victoire se serait fait quelque peu attendre, car il est dans la nature des choses que les individus, surtout des classes entières d’individus, ne consentent pas volontiers à se laisser dépouiller des avantages, dont ils jouissent. Cette résistance en faveur des abus et des privilèges de la part des intéressés, quand elle ne provoque pas une explosion violente chez leurs adversaires, oblige ceux qui poussent aux changemens à n’en proposer que de praticables, à tenir compte des droits acquis. La lutte devient pour les hommes de l’un et l’autre parti une école de prudence et de modération.

Malheureusement la nation française est d’un caractère qui ne se prête guère à cette stratégie, dont la patience et la ténacité font tous les frais ; elle manque de cette longanimité et de cette obstination qui surmontent les difficultés par le temps sans recourir à des coups de force, à des actes de fureur. Les obstacles irritent les Français au lieu de développer en eux une persévérante ardeur. C’est précisément parce qu’au siècle dernier on avait déjà beaucoup obtenu, parce qu’une grande partie du vieil édifice gouvernemental était abattue, qu’on supportait avec impatience ce qui en subsistait encore. En fait de changemens politiques, nous agissons ordinairement par soubresauts, par accès d’enthousiasme, nous faisons alors en quelques jours ce qui pour s’effectuer semblait demander des siècles ; mais l’observation du monde physique montre que rien de solide, rien de durable, ne saurait s’accomplir en quelques instans. C’est par un travail lent et continu que la nature engendre ses plus belles œuvres et ses créations immortelles. La révolution de 1789 fut assurément bien plus radicale que celle qu’aurait pu opérer, qu’eût infailliblement amenée l’évolution successive des institutions de l’ancienne monarchie ; en revanche, ses conquêtes sont restées bien plus précaires. Les faits exposés dans le cours de cette étude prouvent que l’ancien régime avait en soi des élémens suffisans pour achever la régénération de l’administration et y introduire les principes qui peuvent seuls l’empêcher de devenir un instrument de despotisme. Toutefois l’on ne saurait considérer ce régime en faisant abstraction du peuple qui y était soumis, car, pour produire l’effet dont elle est susceptible, une force doit rencontrer un milieu qui en permette l’application. Tout en tenant compte de l’influence des institutions politiques, l’histoire ne saurait oublier celle que leur oppose le génie particulier des nations.


ALFRED MAURY.