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nante sous les boulets qui en trouent à chaque instant la surface, couverte de débris flottans, auxquels se cramponnent de malheureux Turcs, la rade de Navarin n’est plus cette grande nappe d’eau paisible où se balançait, avec une si indolente majesté, pendant la matinée du 20 octobre, la magnifique flotte d’Ibrahim ; elle a revêtu l’aspect d’un de ces lacs infernaux où nagent les damnés au milieu des vagues de feu et de bitume. Pendant ce temps, la flotte qui l’avait remplie tout entière se fond à vue d’œil. Elle se fond, mais n’en lutte pas moins encore avec une rare énergie.

Depuis plus d’une heure, la Sirène combattait à portée de pistolet une frégate égyptienne mouillée par son travers. Les vergues, le gréement, les embarcations de la frégate française étaient hachés. Six boulets l’avaient frappée à la flottaison. Tout à coup une formidable explosion, dominant le bruit de l’artillerie, se fait entendre. La charpente de la Sirène en frémit ; le mât d’artimon, déjà fortement ébranlé, chancelle et s’écroule. L’amiral, le commandant Robert, l’officier de quart, sont ensevelis sous les plis du gréement. Des débris enflammés semblent tomber du ciel. Le pont en est couvert. Un trouble général règne un instant à bord de la Sirène. Bientôt on se remet, les canonniers retournent à leurs pièces. On regarde autour de soi. La frégate l’Esmina a disparu. C’est elle qui vient de sauter.

Soutenu en avant par le Genoa, en arrière par la Sirène, l’Asia s’adresse d’un bord à l’amiral turc, de l’autre à l’amiral égyptien. Le vaisseau de Tahir-Pacha est le premier réduit au silence. Les effets produits par les bordées de l’Asia étaient tels, nous dit l’amiral de Rigny, « qu’on eût cru voir une escouade de charpentiers occupée à dépecer le vaisseau ottoman. » Des brèches énormes laissaient apercevoir l’intérieur des batteries jonchées de blessés et de cadavres. Sur 800 hommes, le vaisseau du capitan-pacha en comptait plus de 600 hors de combat. Un sort semblable attendait l’amiral égyptien. Vers quatre heures du soir, les deux navires, complètement désemparés, coupaient leurs câbles et se laissaient aller en dérive. L’Asia et la Sirène avaient rempli leur tâche. Il ne leur restait plus à écraser que des navires de la seconde et de la troisième ligne, des corvettes et des bricks. Ce fut l’affaire d’un instant. Quand le vaisseau anglais put enfin suspendre le feu, on vit à quel prix il s’était débarrassé de ses ennemis. Plusieurs de ses canons étaient démontés, son mât d’artimon était abattu et sa coque portait en maint endroit l’empreinte des projectiles qui lui avaient tué 19 hommes et blessé 57. La Sirène avait plus souffert encore ; elle comptait 23 morts dont 3 officiers, 66 hommes en tout hors de combat.

Le vaisseau l’Albion, quand il évita sur ses ancres, avait abordé une frégate ottomane. Les Turcs, les premiers, essayèrent d’enva-