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primaire; cependant la pensée de leur ouvrir la chambre des communes n’a pas encore fait de progrès, et quand elle se formula pour la première fois, elle choqua l’opinion publique. La politique, surtout dans les pays parlementaires et soustraits aux révolutions, vit de petites victoires, de conquêtes modestes; il ne faut pas lui demander, du jour au lendemain, une révolution sociale; malheureusement Mill était de ces hommes qui ne savent pas, qui ne veulent pas être satisfaits, qui ne consentent jamais à dire : Ma tâche est finie. Il ne lui suffisait pas de voir les deux grands partis de gouvernement convertis aux mêmes idées, portés à résoudre dans un esprit presque semblable les grandes questions politiques et sociales. La chambre des communes poussait le goût des nouveautés jusqu’à essayer dans quelques grandes villes la représentation des minorités. De toutes les assemblées du monde, sans en excepter le congrès américain, la chambre des communes, où siégeait Mill, était la moins routinière, la plus ouverte à l’esprit des temps nouveaux. Elle touchait à tout, à l’administration, à la religion établie, à l’Irlande, à l’éducation ; sa main n’était jamais brutale, mais elle était curieuse et impatiente. La vieille Angleterre était morte avec lord Palmerston. M. Gladstone était le ministre d’une Angleterre nouvelle, et M. Disraeli, lord Stanley (aujourd’hui lord Derby), semblaient plutôt ses émules que ses ennemis.

Aux élections générales de 1863, Mill ne fut pas renommé. Il ne comprit rien à sa défaite ; voici en quels termes il cherche à l’analyser : « Si je n’avais jamais été élu, il n’y aurait aucune explication à donner; mais ce qui excite la curiosité, c’est que j’aie été élu une première fois, et qu’ayant été élu en ce moment j’ai été battu plus tard. La plupart des personnes qui avaient les sentimens des tories étaient individuellement bien plus aigries contre moi la seconde fois que la première; beaucoup de ceux qui d’abord m’avaient été favorables ou étaient restés indifférens s’opposèrent avec véhémence à ma réélection. » Les libéraux étaient refroidis : Mill n’avait jamais accepté tout leur programme; il n’était partisan ni du vote secret, ni du suffrage universel. Il était tantôt en-deçà, tantôt au-delà du parti libéral, et au résumé trop indiscipliné pour qu’il dût s’étonner beaucoup de se voir abandonné. Cet abandon le confondit pourtant, il l’accepta avec hauteur, refusa de devenir candidat dans d’autres collèges, et revint à la vie privée. Il passa presque toute la fin de son existence dans le sud de la France, plongé dans ses souvenirs, et vivant dans l’ombre froide de ce tombeau où était enseveli ce qu’il avait le plus aimé.

De tous les ouvrages écrits par Mill, ses confessions seront sans doute celui qui laissera la trace la plus profonde et la plus durable; elles seront lues par l’Angleterre entière : chacun revivra en quel-