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lâche l’oligarchie des comtés, des paroisses; lui-même s’enrôle parmi les défenseurs de la loi des pauvres en 1834, qui centralise l’assistance publique; mais il rame en quelque sorte à égale distance des deux rives, il redoute de voir disparaître les petits gouvernemens locaux et l’Angleterre devenir un pays d’intendans et de préfets. Mme Taylor contribue à le retenir dans cette région moyenne. Il a vu d’ailleurs tomber les ardeurs qui ont préparé la grande réforme électorale; cette réforme a porté à la chambre des communes ses amis, Grote, Rœbuck, Molesworth, les Romilly; cependant il ne peut se dissimuler que les radicaux philosophes font petite figure auprès de ceux qui ne se piquent pas de philosophie, Hume, O’Connell. Le centre de gravité parlementaire retournait lentement aux conservateurs, et les radicaux, entrés si bruyamment en scène, étaient réduits à n’être que l’aile gauche des whigs.

Mill se sentait découragé, un peu dégoûté de ses instrumens, il n’était plus guère suivi. Il s’usait à écrire dans la Revue de Westminster et de Londres (Molesworth avait créé la Revue de Londres et l’avait fondue dans celle de Westminster). Son père tomba malade en 1835 et mourut l’année suivante, le laissant le seul protecteur d’une nombreuse famille. Le vieux radical garda jusqu’au bout toute son ardeur, sa foi dans l’humanité; il tomba en gladiateur, ne regrettant qu’une chose de la vie, le combat. Il y a des tournans soudains qui changent les horizons de l’homme ; Mill était arrivé à un de ces tournans. Il échappait à jamais à l’influence de son premier maître, il allait en trouver un nouveau, et l’on peut se demander si, en dépit de ses défauts, le premier n’était pas le guide le plus sûr. James Mill appartenait encore par l’esprit au XVIIIe siècle; il croyait avec passion au bien, au progrès; il avait appris à son fils les rudes devoirs de la vie, lui avait donné un métier, il ne l’avait pas brouillé avec son temps, avec la société ; il avait plus de force que de profondeur ; son courage presque animal ne connaissait ni la langueur ni le doute, et une sorte de robuste bon sens l’avait préservé des maladies les plus dangereuses de l’esprit.

On peut se figurer avec quelles délices Mill, jusqu’alors sevré de toute émotion tendre, plaça sa faiblesse naturelle sous un joug tout nouveau, léger et à peine senti d’abord. On le voit à cette époque de sa vie, avec un plaisir nouveau, mener toute sorte d’études et de recherches en même temps que se livrer à ses amours chastes et discrètes, abritées sous la philosophie. Il voudrait nous persuader qu’à partir de ce moment il ne sait plus au juste ce qui lui appartient en propre dans ses ouvrages. Il met la statue de sa divinité sur le monument qu’il élève. Il a retrouvé la santé de son esprit; il achève la Logique, et, après avoir étudié l’Histoire des sciences inductives de Whewell, il écrit les chapitres sur l’induction