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lui-même un miroir fidèle de nos passions, de nos incertitudes. de nos faiblesses, de nos ambitions déçues, de nos espérances toujours renaissantes, et nous ne pouvons nous empêcher de. lui accorder une sorte de curiosité égoïste. Saint Augustin restera toujours le modèle de ces écrivains qui ont pris l’humanité pour confesseur; sa sincérité n’est point orgueilleuse comme celle de Rousseau, il ne tire point gloire de ses faiblesses, il se fait petit devant Dieu et reste grand devant les hommes, parce qu’il veut les corriger plutôt que les séduire. La sincérité de Mill est d’autre nature; elle n’est pas un hommage de la faiblesse humaine à Dieu : elle a sa source dans une sorte de fierté stoïcienne qui dédaigne le mensonge et dans la rectitude philosophique. Spinoza l’a dit depuis longtemps : le mensonge, le non-vrai n’est qu’un non-être, et ce qui n’est pas ne peut porter aucun fruit, ne peut rien produire.

A l’époque où M. Mill sollicitait pour la première fois les suffrages des électeurs de Westminster pour entrer au parlement, il dut assister à plusieurs réunions publiques et y subir des sortes d’interrogatoires. Un de ses adversaires avait découvert dans ses ouvrages une phrase où Mill, se lamentant sur l’ignorance du peuple, disait que les ouvriers sans éducation, défians à l’endroit de leurs supérieurs, sont enclins à mentir. On lui posa, devant un auditoire de plusieurs milliers de gens du peuple, cette question perfide et brutale : « Avez-vous écrit que les ouvriers anglais sont des menteurs? » Il réfléchit un instant et dit simplement : « Je l’ai écrit. » Un tonnerre d’applaudissemens salua cet aveu fait sans explication, sans réserves. On oubliait l’injure, on saluait le courage. Ce trait fait bien connaître le caractère de Mill : on peut dire de lui qu’il n’était pas seulement sincère, il était la sincérité. Il lui eût été aussi impossible de mentir que de voler ; c’était, dans toute la force du terme, le galant homme anglais. Cette qualité donne un prix rare à ces révélations d’un esprit dont la conscience morbide était toujours en action, qui assistait comme un témoin à son propre développement et qui jouissait de la faculté d’analyser avec finesse ses moindres impressions.

Son éducation fut une véritable expérience entreprise par un père sur son fils. Ce père était lui-même un homme éminent, d’une trempe très vigoureuse. Élevé pour l’église, il avait, avant d’entrer dans le saint ministère, perdu toute créance dans les vérités religieuses. Il trouva en 1819 un emploi dans les bureaux de la compagnie des Indes, se maria, bien que fort pauvre et obligé, pour ajouter quelque chose à ses appointemens, d’écrire dans des revues, et il eut une nombreuse famille : « conduite, dit Mill, qui était on ne peut plus opposée, au point de vue du bon sens et du devoir, aux