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de toutes les libertés, supérieur à tous les droits, mené par sa passion, tyran sans culture, sans conscience et sans responsabilité. Ils veulent faire contre-poids au nombre par l’intelligence, organiser les associations, les groupes humains, les minorités. Ils n’ont rien de commun avec ces démocrates qui sautent sur la meule populaire pendant qu’elle écrase tout dans sa rotation, et qui tournent gaîment avec elle.

Les angoisses d’esprit se peignaient sur le visage de ces philosophes politiques, tous deux petits, de santé frêle, presque souffreteux. Leur admirable sincérité allait presque jusqu’à la candeur; ennemis du lieu-commun, de la phrase, délicats et on pourrait dire dégoûtés en matière intellectuelle, sans cesse rentrés et repliés en eux-mêmes, ils n’étaient guère faits l’un plus que l’autre pour la vie publique. Sans petite ambition, ils s’y sentaient attirés par l’espoir de corriger quelques erreurs, de faire du bien; cependant l’habitude de la solitude morale, une fierté délicate, un dédain invincible des médiocrités, qui naturellement ont toujours une grande place dans les assemblées, tout devait contribuer à leur assurer le respect plutôt que l’influence. Je n’ai jamais vu M. de Tocqueville dans nos assemblées; mais j’ai plus d’une fois aperçu M. Mill à son banc de la chambre des communes : avec sa figure fine, inquiète et plissée, pâle, petit et mince, il semblait presque un étranger au milieu des robustes représentans de l’Angleterre, familiers, bruyans, pressés, de belle humeur. Son éloquence, nette et didactique, était trop voulue ; elle n’avait ni éclat ni chaleur, ni vibrations puissantes, — et pourtant parmi ceux même qui ne lui prêtaient qu’une attention respectueuse, il y avait peu d’hommes qui, à leur insu, n’eussent dès longtemps subi son influence. Mill a été plus heureux que Tocqueville; ce dernier n’a été bien compris qu’après sa mort. Mill a été une puissance de son vivant, non pas comme député, mais comme philosophe, comme économiste et comme politique. C’est que Tocqueville, tout en se sentant entraîné vers la démocratie par la chaleur de sa foi chrétienne, par son généreux amour des hommes et par l’activité de sa lumineuse intelligence, tenait encore par toute sorte de fibres au passé; il était comme égaré parmi ses contemporains. Mill aussi était égaré dans le présent, mais il ne représentait rien du passé, et tout ce qui tendait à l’avenir devait aller naturellement à lui. Tocqueville a renoué la chaîne morale entre la France issue de la révolution et la France ancienne, sortie de la nuit de l’histoire; il a fait honte à la révolution de sa stérilité, et a démontré que, pendant qu’elle s’appelait le progrès, elle n’avait été souvent que la routine.

Ce joug de la routine, que tous deux ont porté si impatiemment,