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gris glissa sur les toits, enveloppant toutes choses d’un crépuscule incertain, d’un calme infini. Elle gisait toujours immobile, c’était malgré tout une nouvelle mariée charmante; mais de l’autre côté de la porte close l’époux, sur sa couche improvisée, ronflait en paix.


IV.

Une semaine avant le jour de Noël 1870, la petite ville de Gênes, dans l’état de New-York, donnait à ses fondateurs et parrains le plus ironique démenti. Une violente tempête de neige avait blanchi du côté du vent toutes les haies, tous les buissons, tous les murs, tous les poteaux télégraphiques, fait rage autour de cette prétendue capitale italienne, poudrant les maisons à volets verts, tourbillonnant entre les grandes colonnes doriques en bois de la poste et de l’hôtel. Du niveau de la rue, les quatre églises principales sortaient droites et sombres, leurs clochers mal bâtis perdus dans l’ouragan; près de la station du chemin de fer, la nouvelle chapelle méthodiste, qui ressemble à une énorme locomotive, paraissait attendre qu’on y attelât quelques maisons de plus pour continuer sa course vers une localité moins désagréable; mais l’orgueil de Gênes, le grand institut Crammer pour les demoiselles, continuait à dominer l’avenue principale de toute la majesté de sa longue façade et de sa coupole. Il n’y a pas à douter, dès le premier abord, que l’institut Crammer ne soit un établissement public : un visiteur sur le perron, une jolie figure à la fenêtre, sont visibles à l’œil nu de la ville tout entière.

Le sifflet de la locomotive du train de quatre heures, qui amenait un seul voyageur dont se chargea le traîneau de l’hôtel, ce coup de sifflet, aigu et déchirant, fit tressaillir trois pensionnaires de l’institut Crammer en train de se régaler chez le pâtissier, car le règlement admirable de l’institut n’était observé qu’en public; entre les heures de réfectoire, ces demoiselles ne se refusaient point de petits repas irréguliers, de même qu’elles coquetaient de façon fort peu réglementaire avec les jeunes gens de la ville durant le service divin, où elles allaient d’ailleurs avec une exactitude édifiante, de même qu’après avoir reçu les meilleurs préceptes en classe elles en cherchaient de mauvais dans les romans défendus. Le résultat de cette double éducation était une société de jeunes filles gaies, bien portantes et fort gentilles en somme, qui faisait le plus grand honneur à l’institut. La pâtissière même, à qui elles devaient de l’argent, vantait leur bonne humeur, déclarant que la vue de cette jeunesse lui réjouissait l’âme, et toujours prête à favoriser l’école buissonnière qu’elles faisaient sans scrupule.