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gération dans la majesté de son port et de sa voix qui révélait quelque frayeur secrète, j’ai remis au dernier moment, — et sa langue toujours embarrassée devenait de plus en plus épaisse, — la révélation qu’il est de mon devoir d’aborder aujourd’hui. Oui, j’ai craint d’obscurcir le ciel conjugal par un aveu précipité. Il le faut pourtant, pardieu, madame, il le faut; l’enfant n’est plus ici.

— Elle n’est plus ici? répéta Mme Starbottle comme un écho.

Dans son accent, dans la convergence soudaine et violente de ses yeux, il y eut je ne sais quoi qui dégrisa le colonel. Sa poitrine bombée s’affaissa en partie. — Je vous expliquerai tout, bredouilla-t-il avec un geste suppliant, et vous comprendrez. Cet événement, quelque fâcheux qu’il vous paraisse d’abord, était nécessaire à notre bonheur. La Providence vous débarrasse de l’enfant et la débarrasse de vous... n’est-ce pas clair?., vous débarrasse toutes les deux. Puisque Tretherick est mort, tous les droits que vous aviez par lui sur l’enfant meurent avec le père. La loi le veut. A qui appartenait l’enfant? A Tretherick. Eh bien! Tretherick est mort... L’enfant ne peut plus appartenir à un mort. Est-elle à vous? Non. A qui est-elle alors? A sa mère, parbleu! Comprenez-vous?

— Où est Carrie? dit Mme Starbottle très pâle et d’une voix éteinte.

— Je vais vous expliquer la loi; je suis légiste et citoyen américain, c’est mon devoir de citoyen américain et de légiste de rendre l’enfant à sa mère affligée, coûte que coûte,... coûte que coûte...

— Où est-elle? répéta Mme Starbottle, ses yeux étranges toujours fixés sur ceux du colonel.

— Chez sa mère, partie pour l’est par le bateau d’hier, emportée par les vents favorables vers sa mère désolée. Voilà!

Mme Starbottle ne bougea pas. Le colonel, appuyé contre une chaise, s’efforçait de la regarder avec la fermeté d’un magistrat, non sans mélange de galanterie chevaleresque : — Vos sentimens, madame, font honneur à votre sexe, mais considérez la situation, tenez compte des sentimens de la mère, des miens... — Le colonel fit une pause, et, dépliant son mouchoir, le glissa négligemment dans sa poitrine en souriant, comme un roué de l’ancien temps, par-dessus son jabot de dentelles : — Pourquoi une ombre troublerait-elle l’harmonie de deux cœurs qui battent comme un seul? C’était un bel enfant, un bon enfant, d’accord! mais l’enfant d’une autre en somme. Il est parti, Clara, mais il vous reste tant de choses! Songez, ma chère âme, que vous m’aurez toujours!

Mme Starbottle bondit, et, se dressant de toute sa hauteur : — Vous ! s’écria-t-elle avec une note de poitrine qui fit trembler les vitres, vous que j’ai épousé pour que ma bien-aimée ne mourût pas