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condamnée à périr par l’excès d’une autorité qu’elle n’aurait su modérer, de sorte que sa main eût fini par écraser, en continuant de le tenir, l’objet qu’elle venait de façonner ? Quand on considère ce qui s’était accompli en un siècle et demi, c’est-à-dire depuis le ministère de Richelieu jusqu’au règne de Louis XVI, on reconnaît bien vite que l’ancienne organisation ne cessait de se transformer et qu’elle aurait infailliblement fait place à un régime différent. « La révolution a pris, il est vrai, écrit Alexis de Tocqueville, le monde à l’improviste, et cependant elle n’était que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d’une œuvre qui avait momentanément passé sous les yeux de dix générations d’hommes ; si elle n’eût pas eu lieu, le vieil édifice social n’en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard, seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s’effondrer tout à coup. » L’illustre publiciste énonce là une vérité incontestable ; mais une seconde question se présente : l’œuvre de Richelieu et de Louis XIV aurait-elle amené un régime administratif analogue à celui que la révolution nous a donné ? pouvait-elle conduire à l’équilibre des pouvoirs, à la garantie complète des libertés civiles, était-elle compatible avec les libertés politiques ? Voilà ce qu’il n’est pas hors de propos de discuter ici.

Deux obstacles principaux empêchaient l’ancienne société de jouir d’un gouvernement plus pondéré et plus libéral : d’une part les restes de la féodalité, de l’autre la condition privilégiée faite aux représentant du pouvoir royal, par lequel ce régime avait été renversé.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la féodalité politique n’existait plus, mais elle avait laissé des traces de sa longue domination, traces si profondes qu’elles rendaient, pour ainsi parler, le terrain inégal et d’un parcours difficile. La noblesse gardait les avantages matériels qu’elle avait tirés jadis de l’exercice du pouvoir. Des droits utiles, des revenus en argent et en nature restaient inhérens à la possession des terres seigneuriales, sans compter certains privilèges honorifiques, uniques vestiges d’une souveraineté devenue purement nominale. Dans ce qui subsistait de la féodalité, l’autorité judiciaire et l’autorité administrative continuaient de se confondre avec la propriété ; c’était non aux personnes, mais aux terres que les avantages d’origine féodale étaient attachés. Quand la révolution éclata, les anoblissemens avaient été nombreux depuis deux siècles ; ce qui avait été plus fréquent encore, c’était le passage de la terre seigneuriale aux mains de roturiers. Les hommes du tiers-état enrichis par des charges lucratives, par le commerce ou la finance, par la faveur du roi ou de quelque prince, avaient acheté de la terre noble. Le gouvernement avait fini par autoriser cette déchéance des seigneuries