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mari : lui seul émettait là-dessus quelques doutes. Le nom de ce personnage déshérité était Tretherick. Il avait quitté une excellente épouse pour la remplacer par l’enchanteresse de Fiddletown, qui, elle aussi, avait eu recours au divorce; on assurait tout bas qu’elle n’en était pas à sa première expérience de cette formalité légale. Il faut se garder d’en conclure qu’elle ne se piquât point des plus beaux sentimens; elle excellait surtout à les exprimer. Peu de gens en effet eussent pu lire les vers intitulés Infelicissimus, commençant par ces mots : « pourquoi le noir cyprès ne couronne-t-il pas son front? » et signés lady Clare, sans laisser tomber une larme de sympathie. L’Intelligencer du Dutch Flat osa bien répondre que le cyprès était une plante exotique inconnue à Fiddletown; mais cette pitoyable plaisanterie n’excita que le dégoût. Ce fut même l’habitude qu’avait Clara de donner une forme métrique aux plaintes qu’elle exhalait par l’intermédiaire des journaux qui attira l’attention de Tretherick. Quelques poèmes qui rendaient bien l’effet des mœurs de la Californie sur une sensitive et les vagues aspirations vers l’infini qu’entraîne une étude amère de la société californienne firent une vive impression sur M. Tretherick, qui conduisait alors une voiture de roulage à six mules entre Knight’s Ferry et Stockton. Il se mit à la recherche de la muse inconnue. M. Tretherick croyait aussi sentir vibrer en lui une sensibilité secrète qui n’avait jamais trouvé l’occasion de se répandre dans le commerce de whisky et de tabac qu’il entretenait avec plusieurs camps de mineurs ; ses allées et venues sur une plaine poudreuse et désolée n’étaient non plus de nature à satisfaire aucune exigence d’imagination. Les plaintes de la sensitive incomprise trouvèrent donc en lui un écho confus, et après avoir fait à Clara une cour aussi rapide que le permirent les préludes judiciaires, il l’épousa.

Leur union ne fut pas heureuse. Il fallut peu de temps à M. Tretherick pour découvrir que les rêves dont il s’était bercé en conduisant ses mules n’avaient rien de commun avec ceux de sa femme. Ceci fut cause que, ne brillant point par la logique, il la battit. Elle répondit à ce procédé par un respect médiocre de la foi jurée; alors M. Tretherick se mit à boire, et madame à collaborer plus activement que jamais aux colonnes de l’Avalanche. Ce fut vers la même époque que le colonel Starbottle découvrit une frappante ressemblance entre le génie de Mme Tretherick et celui de Sapho, ressemblance qu’il fit remarquer à ses concitoyens par un article de critique signé A. S. que publia l’Avalanche en l’appuyant d’une longue citation; mais, comme le journal ne possédait pas de caractères grecs, l’éditeur fut obligé de reproduire les vers saphiques en lettres romaines vulgaires, à l’indignation du colonel et à la grande joie de