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partout l’administration seigneuriale se montrait avide ou tyrannique, imprévoyante ou débonnaire. L’état de dépendance imposé aux communautés à l’égard d’un juge qui n’avait ni le pouvoir, ni le prestige d’un officier du roi, ajoutait chez les habitans l’humiliation aux sentimens de haine qu’un tel régime entretenait dans les âmes.

Les intendans trouvèrent donc le terrain tout préparé quand ils entreprirent d’annuler l’autorité des seigneurs et de leurs agens. Les habitans des campagnes favorisèrent le dessein qu’avait formé le gouvernement de transférer à l’autorité administrative la tutelle des communautés, car ils rencontraient dans l’intendant une protection et des lumières que ne leur offraient pas les juges des seigneurs. Subordination pour subordination, ils préféraient obéir à des représentans du roi plutôt qu’aux mercenaires d’un maître parfois détesté ; mais les juridictions seigneuriales ne luttèrent pas avec moins de ténacité que les villes pour la défense de leurs privilèges. Les seigneurs furent soutenus par les parlemens, qui, jaloux des progrès de l’autorité administrative, maintenaient par leurs arrêts l’ancien ordre de choses. En Champagne, comme nous l’apprend M. d’Arbois de Jubainville, la lutte dura plus d’un siècle : commencée dans les premiers temps du gouvernement personnel de Louis XIV par l’arrêt du conseil du 9 février 1665, elle ne se termina que sous le règne de Louis XVI, par l’arrêt du conseil du 21 février 1776. Cette victoire du système administratif royal sur le pouvoir judiciaire des seigneurs fut une de celles qui profitèrent le plus au bien-être des populations. Les campagnes y gagnèrent un régime plus équitable, les affaires en reçurent une impulsion puissante : l’unité, la régularité, succédèrent aux lenteurs désespérantes et aux malversations scandaleuses de la vieille justice seigneuriale.

La puissance des intendans ne pouvait toutefois prendre de telles proportions sans qu’il en résultât des abus. Ces fonctionnaires étant devenus omnipotens, on les accusa de trancher du vice-roi, de se faire de petits satrapes ; il se forma contre eux une coalition de tous les intérêts qu’ils froissaient. Les seigneurs et leurs juges, les parlemens et les autres cours souveraines, les juridictions locales, en furent les constans adversaires. L’opinion publique, que dirigeaient les écrivains et les philosophes, s’en mêla, et, voyant en eux les principaux auxiliaires du despotisme royal, les partisans de la liberté leur décochèrent plus d’un trait. Necker insista sur les inconvéniens que présentait une institution qui avait rendu la France si prospère, y avait assuré l’ordre, avait réduit à un mécanisme assez simple la machine compliquée de l’ancienne administration, mais qui commençait à dépasser le but, faute de contrôle. Il proposa le véritable remède ; toutefois il n’en sut pas bien apprécier l’emploi