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buée à ce même Frédéric II qui méditait aussi avec les cours de Pétersbourg et de Copenhague le démembrement de la Suède, c’est un point récemment encore contesté, il est vrai, mais, croyons-nous, sans succès[1]. Le grand Frédéric introduisait de la sorte dans l’Europe moderne cette politique sans foi ni scrupules dont on a vu depuis les sinistres imitations. On sait qu’en 1772, devant les succès menaçans de la Russie contre les Turcs et la médiation de l’Autriche, il voulut, lui aussi, intervenir, et proposa d’offrir à la Russie un agrandissement en Pologne, afin que la Turquie fût respectée. Pour maintenir l’équilibre, ajoutait-il, la Prusse et l’Autriche devaient s’adjuger elles-mêmes une part de ce royaume polonais, dont la perpétuelle anarchie troublait l’Europe orientale et ouvrait à la prépondérance moscovite une dangereuse carrière. Le prince Henri dut aller trouver Catherine II, qui, prétendant à des avantages sur les bords du Danube, accepta toutefois ce qu’on lui offrait en échange et se laissa aisément persuader. Quant à l’Autriche, Frédéric, après avoir fait la connaissance personnelle de Joseph II dans les entrevues de Neisse et de Neustadt, jugea qu’il se prêterait facilement à ce qu’on voulait accomplir. Marie-Thérèse seule protestait; mais le roi de Prusse, une fois son accord fait avec la Russie, pressa la cour de Vienne d’accepter. Il y avait lieu de craindre une guerre dans un moment où l’armée autrichienne n’était pas prête et quand le ministère français ne témoignait qu’insouciance et apathie. Les expressions des angoisses que ressentit alors Marie-Thérèse sont trop bien attestées et trop intimes pour n’avoir pas été sincères. Les voici consignées en deux notes écrites de sa main pour son ministre Kaunitz. L’incontestable authenticité et l’évidente importance de ces deux documens non destinés à la publicité, et de fait restés inédits jusqu’à ce jour, les feraient substituer à bon droit aux témoignages analogues, mais peu authentiques, qui se trouvent cités dans beaucoup de livres; ils s’ajoutent d’ailleurs utilement aux fortes expressions que la correspondance avec Marie-Antoinette contient sur le même sujet.

Le premier de ces documens atteste les efforts de l’impératrice pour échapper aux étreintes qui l’enserrent. Au moment de l’inévitable décision, elle exhale toutes ses répugnances, tous ses scrupules : elle voudrait au moins que les trois puissances alliées stipulassent en faveur de la Pologne un dédommagement en lui faisant céder par les Turcs vaincus les provinces de Valachie et de Moldavie. Une apostille de la main de Kaunitz en tête de cette pièce nous en donne la date : « Opinion de sa majesté l’impératrice-reine sur le

  1. Voyez l’ouvrage de M. Ad. Beer, Die ersts Theilung Polens, 3 vol. in-8o, 1873.