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à reconnaître sous le caprice apparent la marche majestueuse de l’idée immanente? Plus les moyens par lesquels s’en opère la réalisation semblent heurter notre sens du vraisemblable et jeter le défi à notre courte sagesse, plus il est inadmissible que cette logique souveraine émerge de l’inconscience. Un aveugle ne marche pas d’un pas si sûr. Disons plutôt que nous en savons assez pour discerner toujours mieux, à mesure que nous sommes plus éclairés, les traces d’une volonté toute-puissante qui dirige les hommes et les choses vers le but fixé par une pensée éternelle, mais que nous en savons trop peu pour juger avec compétence les procédés qu’elle met en œuvre. Sans doute il faut bien que l’erreur, que le mal, que le crime aient leur place dans le plan divin des choses, il le faut, puisqu’ils sont, et il serait vain de faire intervenir ici, à titre d’explication, le libre arbitre, ce non ens de la philosophie des surfaces. Jamais des millions de libres arbitres ne pourraient produire quoi que ce soit qui ressemble à des lois souveraines ou à une logique de l’histoire; ils ne pourraient donner que des millions de caprices incohérens. En tout cas, il resterait à dire d’où proviennent les inclinations qui poussent l’homme aux écarts monstrueux, les matériaux qui lui permettent de s’y abandonner, les lois psychologiques qui régissent le développement dans le sens du mal tout aussi souverainement que le progrès dans le sens du bien. Il faudrait toujours, de quelque manière qu’on s’y prît, finir par les rattacher à la cause suprême et leur appliquer le mot du poète :

Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient;


mais ne nous bornons pas à reconnaître le droit philosophique du mal à l’existence. N’étendons pas un seul instant pour cela le voile de l’indulgence sur ce qui mérite la note d’infamie. Le mal et le crime, s’ils sont abstraitement nécessaires, s’ils dérivent de la constitution de l’humanité, s’ils sont très souvent la douloureuse condition du progrès, n’en sont pas moins pour cela le mal et le crime. Le méchant n’en a pas moins droit au malheur qu’il s’attire. La répulsion que nous cause la vue des monstres est un fait naturel aussi, parfaitement légitime sur le domaine moral, et, sans attribuer à une vieille parole une valeur métaphysique à laquelle elle ne saurait prétendre, il est toujours permis d’attacher un sens profond à cette sentence d’un sage des anciens jours : « l’Éternel pense en bien ce que l’homme fait en mal. »


ALBERT REVILLE.