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Néron voulut non-seulement donner le change à l’opinion en lui désignant des coupables, il chercha de plus à se la ramener. Pour cela, il n’y avait pas de moyen plus sûr que d’amuser son bon peuple à un degré qui n’eût pas encore été atteint. Déjà la dépravation du goût en matière de représentations scéniques avait porté la foule à considérer les supplices des criminels comme un élément fort intéressant des plaisirs de l’amphithéâtre. Les tribunaux étaient devenus les pourvoyeurs de l’arène. Quand le personnel faisait défaut à Rome même, on dirigeait sur la capitale les condamnés des provinces. Grâce à Néron, le peuple romain put s’en donner à cœur joie ; on lui servit des supplices de chrétiens tant qu’il en voulut. Il en vit défiler couverts de peaux de bêtes, qu’on livrait à des dogues affamés; d’autres furent mis en croix; d’autres enfin fournirent la matière vile à un divertissement de nouvelle invention. Les bourreaux les revêtirent de tuniques résineuses, les attachèrent à des poteaux, et quand la nuit fut tombée, on alluma ces réverbères d’un nouveau genre. Néron d’ailleurs fit grandement les choses. Il invita la foule dans ses beaux jardins du Transtevère, qui couvraient l’emplacement de la place Saint-Pierre d’aujourd’hui. Les incendiaires étaient ordinairement brûlés vifs; il n’était encore venu à l’idée de personne de les faire servir à des illuminations publiques. C’est ce qui arriva cette fois. A la lueur de ces torches vivantes, au milieu des acclamations populaires, on vit passer l’empereur travesti en cocher et conduisant lui-même son char triomphal. Ce ne fut pas tout. La coutume s’était déjà introduite d’utiliser les condamnations capitales pour représenter au naturel certains mythes antiques. On pouvait voir de cette manière Hercule consumé sur le mont OEta, Orphée déchiré par les ours, Pasiphaé en butte aux entreprises de son taureau. Néron sut trouver encore du neuf dans ce genre ignoble. Des femmes chrétiennes durent parader nues dans l’arène pour jouer le rôle des Danaïdes ou celui de Dircé liée aux cornes d’un taureau. C’est ainsi que l’empire romain reconnut pour la première fois l’église chrétienne.

Néron réussit-il à reconquérir sa popularité perdue? Il y a lieu de le croire quand on pense aux regrets que sa chute inspira à la vile multitude; mais il résulta pourtant de l’incendie de Rome et des soupçons dont il fut l’objet un ébranlement des esprits au loin et au large qu’il ne put conjurer, et qui encouragea ses ennemis. De ce moment datent les grandes conspirations aristocratiques dont la première, celle de Pison, put être comprimée dans Rome même, mais qui fut suivie d’autres plus redoutables. La classe éclairée fut désormais unanime à penser qu’il fallait à tout prix débarrasser la terre d’un pareil monstre. Quant à lui, moitié dégoût du séjour de