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dont les contradictions ont quelque chose de provoquant. C’est un cas véritable de tératologie morale. Cette étude comptera certainement parmi les plus fortes qui soient sorties de sa plume. Le côté acteur et romantique de ce césar de théâtre lui paraît avec raison le trait prédominant de cette sombre physionomie. « Qu’on se figure, dit-il, un homme à peu près aussi sensé que les héros de M. Victor Hugo, un mélange de fou, de jocrisse et d’acteur, revêtu de la toute-puissance et chargé de gouverner le monde. Il n’avait pas la noire méchanceté de Domitien, l’amour du mal pour le mal; ce n’était pas non plus un extravagant comme Caligula; c’était un romantique consciencieux, un empereur d’opéra, un mélomane tremblant devant le parterre et le faisant trembler, ce que serait de nos jours un bourgeois dont le bon sens aurait été perverti par la lecture du poète moderne, et qui se croirait obligé d’imiter dans sa conduite Han d’Islande et les burgraves. »

On frémit pour l’humanité en sondant la corruption qui régnait alors à Rome dans toutes les classes, mais surtout dans la classe riche, ayant les moyens de satisfaire ses fantaisies. L’exemple partait de la cour; cependant une des circonstances atténuantes que l’on peut faire valoir en faveur de Néron, c’est la facilité avec laquelle il trouva des complices qui n’avaient certes pas besoin de son exemple pour se jeter à corps perdu dans la fange. Il y avait par exemple une bande d’oisifs, recrutée dans la fine fleur de la jeunesse dorée, qui s’appelaient les « chevaliers d’Auguste » et qui passaient leur temps à imaginer, pour amuser l’empereur, des farces nocturnes dont la moindre serait de nos jours passible de la cour d’assises. Celui qui fut plus tard l’empereur Othon faisait partie de ces charmans chevaliers du brouillard. La mode était de s’encanailler et d’imiter ainsi le césar histrion qui recherchait de préférence les suffrages de la lie du peuple. Ce qui est instructif, c’est que Néron poussa fort loin l’art de la mise en scène pour capter les applaudissemens populaires, que nul ne fut la dupe des artifices qu’il mit en œuvre dans ce dessein, mais que tous, du moins la grande multitude, donnèrent volontairement dans le piège. Néron avait des claqueurs qu’il dressait lui-même, il inventait de faux triomphes où il paradait comme le plus glorieux des césars, il payait des artistes pour qu’ils se fissent battre par lui dans des concours publics; on le savait, il ne s’en cachait guère, et pourtant cela lui réussissait. Lorsque la connivence de la multitude vient ainsi au-devant du charlatanisme officiel, il faut tout craindre. C’est à qui des gouvernans ou des gouvernés se trompera le plus effrontément. Ceux-ci dans leurs acclamations, ceux-là dans leurs proclamations savent également qu’ils mentent, mais l’apparence leur suffit. Ainsi