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meurs de détresse de prisonniers privés de leur raison, et pas un souffle d’air pur pour chasser ces vapeurs humides, pas un coin de ciel entrevu pour distraire de ces ténèbres, pas un oiseau, pas une fleur, pas une cime d’arbre pour rassurer l’imagination et lui dire que la nature existe encore ! En suivant le lent crescendo d’horreurs de tout genre qui commence avec cette première visite du geôlier où le prince est informé que la loi ne lui passe pas de chandelle jusqu’à l’effroyable scène du massacre des jacobins emprisonnés en représailles de leurs exploits du même genre pendant la terreur, on croit parcourir les cercles de l’enfer dantesque, et les vers du grand poète reviennent au souvenir comme l’expression naturelle des scènes que l’on contemple et des discours qu’on entend :

Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ira,
Voci alti et fioche, et suon di man con elle,
Facevano un tumulto, il quai s’aggira
Sempre in quell’ aria senza tempo tinta…


Les orribili favelle surtout abondent, épaisses comme la vermine dans un bouge, multipliées comme des limaçons après un orage. Ce serait à en prendre en horreur la nature humaine, et cependant le sentiment de la misanthropie n’agite pas une seule fois le cœur du jeune duc de Montpensier, et son récit ne l’inspire pas une seule fois au lecteur. Le monstrueux traitement que subit le prince ne parvient ni à fausser son jugement ni à pervertir sa sensibilité ; il reste en possession d’une liberté morale assez entière pour lui permettre de surprendre au milieu de tant de brutalités les marques d’humaine sympathie et les secrets sentimens de pitié chez les âmes qui l’approchent, et son cœur conserve assez de ressort pour en être reconnaissant. Il n’y a guère de récit où la nature humaine apparaisse plus à son désavantage, et il n’y en a pas qui la calomnie moins, — nouvelle preuve, et celle-là tout à fait décisive, que nous avons affaire ici à un esprit supérieur. Trop souvent les épitaphes sont menteuses ou flatteuses, mais les mémoires du duc de Montpensier sont là pour témoigner qu’il en est au moins une dont les éloges ne sont que l’expression presque affaiblie de la vérité, et celle-là, c’est celle que nous lisons gravée sur le monument du prince dans cette chapelle de Randan.


EMILE MONTEGUT.