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pas si bien l’état ni l’affaire des petits compagnons que le sire de Coucy faisait; pourquoi il était le mieux en leur grâce, et le duc de Bourbon le moins. Il me fut dit des chevaliers et écuyers étranges que, si le sire de Coucy eût seulement emprins le voyage souverainement et été capitaine de tous les autres, leur imagination et parole était telle que on eût fait autre chose que on ne fit, et demeurèrent, par cette deffaute et par l’orgueil de ce duc Louis de Bourbon, plusieurs belles emprises à non être faites, et la ville d’Auffrique, ce fut le propos de plusieurs, à non être prise. »

Ainsi, pour l’un des témoins, le duc Louis II ne fut que douceur et courtoisie, pour l’autre il ne fut qu’orgueil et présomption. J’en croirais volontiers Froissard de préférence, car c’est un témoin autrement sérieux que Christine de Pisan, n’était que le ton de ses jugemens me fait soupçonner de la rancune et entrer en défiance. Il est croyable que Froissard aura eu pour dénigrer le duc la raison opposée à celle que Christine de Pisan avait eue de le louer. Peut-être a-t-il demandé quelque faveur qui lui aura été refusée, quelques renseignemens qui ne lui auront pas été fournis, et Froissard s’est vengé sournoisement du refus par ce jugement d’une sévérité doucereuse, mais qui sous sa modération et son calme porte plus loin que ne portent les louanges hyperboliques de Christine de Pisan, puisque à cette distance de cinq siècles il arrête le lecteur et le laisse incertain sur la valeur morale du duc.

Heureusement il nous reste pour mieux juger de Louis II ses actions mêmes, et elles sont nombreuses, car il tint la scène du monde pendant près d’un siècle. Il vit quatre règnes, et quels règnes! ceux de Philippe VI, de Jean, de Charles V et de Charles VI, et mourut à la veille d’Azincourt. Quoi que Froissard essaie d’insinuer, ce fut un des plus vaillans hommes de guerre de l’ancienne France; son ami Duguesclin à part, les Anglais n’eurent pas d’adversaire plus habile et plus heureux que lui. Chargé de les combattre sous le règne imparfaitement réparateur de Charles V, il en nettoya pour un temps le Poitou et le Limousin, et les chassa d’Auvergne d’une façon plus décisive. Il commandait une des ailes de l’armée qui fut victorieuse à Roosebeck lorsque Philippe de Bourgogne réduisit à l’état de fantôme la démocratie gantoise. Sa campagne la plus malheureuse fut cette expédition d’Afrique entreprise à la requête des Génois dont Froissard vient de nous parler; mais cette expédition, qui fut plutôt stérile que désastreuse, n’est qu’un épisode en quelque sorte parasite qui ne fait pas corps avec sa vie militaire. Une des choses qui étonnent le plus dans ce sanglant XIVe siècle, c’est de voir que des gens qui avaient sur les bras de telles affaires et étaient menacés de dangers si pressans trouvaient encore du temps pour des entreprises aventureuses jusqu’à la folie. L’ex-