Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/64

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dominicain béatifié par le peuple avait prophétisé qu’elle ne succomberait pas.

Quel rôle pouvait jouer l’auteur du Prince et des Discours dans un tel gouvernement ? Lui aussi, il avait dit que l’Italie souffrait pour ses péchés, mais quelle différence dans la manière d’entendre ce mot ! Les péchés selon Machiavel, c’étaient le mauvais gouvernement, les troupes mercenaires, l’imprévoyance, l’indiscipline. Avait-il tort ? Sa prédication à lui, toute politique et mondaine, n’était plus de saison ; ses auditeurs se perdaient dans les 150,000 habitans d’une ville en délire. Machiavel mourut à cinquante-huit ans, non de chagrin, comme on l’a cru, mais par accident. Sa fin, comme celle de Descartes et de Lamennais, est un avertissement pour les malades qui se veulent traiter eux-mêmes. Il abusa de certaines pilules dont on trouve le récipé dans sa correspondance.

Nous avons tiré de ses lettres, de ses fragmens récemment publiés, des écrits inédits soit de lui, soit de Guichardin son ami, des élémens nouveaux pour sa biographie. C’est lui-même qui parle. A l’aide de ces documens, il paraît prendre une physionomie plus réelle et plus vivante, on entrevoit dans ses ouvrages la part qu’il faut attribuer à son goût pour le sarcasme et pour les audaces du langage ; on saisit le rapport visible qui rattache ses œuvres diverses aux événemens et qui en fait presque autant de livres de circonstance. Nul doute qu’il ait écrit très sérieusement le Prince, qui ne doit être jugé d’ailleurs qu’en songeant à la génération à laquelle il était destiné ; seulement il a voulu inspirer l’admiration par sa hardiesse, et il porte la peine d’avoir outragé le sens moral. La responsabilité de ce livre se partage d’une manière égale entre le siècle qui a vu naître un tel homme et l’homme dont la pensée a reflété trop fidèlement la politique d’un tel siècle. Jusqu’à sa mort, il a été un exemple étrange et pathétique des caprices de la destinée, acharnée sur lui comme sur sa patrie : également rejeté par les bons, qui avaient horreur de ses paradoxes, et par les mauvais, qui le trouvaient trop franc, la postérité lui fut longtemps sévère, cruelle même. Depuis un siècle, sa réputation toute posthume paraît établie : elle prend aujourd’hui, surtout en Italie, une revanche complète, trop complète même aux yeux de la critique la plus libérale. Il a manqué à Machiavel deux choses qui font la force de l’homme d’état durant sa vie et du publiciste après sa mort : la mesure et la gravité.


Louis ETIENNE.