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dépendre d’un Juif, s’écria-t-il, j’y renonce ; j’accepterais tout d’un homme portant le sabre, dût-il m’en frapper[1] ! »

La guerre ainsi déclarée, El-Mokrani écrivit à tous les chefs arabes pour les engager à se réunir à lui. A une valeur personnelle incontestable, il joignait le prestige de son nom, de sa race, d’un commandement quatre fois séculaire sur la contrée : aussi lui fut-il facile de trouver de nombreux adhérens. Le plus précieux, le plus influent, fut le cheik Mohammed-Am4an-bel-Ali-bel-Haddad, chef du puissant ordre religieux de Sidi-Abd-er-Rhaman-el-Ghobrini. En l’espace de quelques jours, la rébellion s’étendit dans toute la Kabylie et dans une partie considérable des provinces de Constantine et d’Alger. Bordj-bou-Arreridj, Sétif, Fort-National, Tizi-Ouzou, Dra-el-Mizan, Bougie, Dellys, furent étroitement bloqués, plusieurs villages détruits, leurs habitans massacrés ou emmenés prisonniers dans les montagnes ; toutes les exploitations françaises isolées dans le pays de l’insurrection furent également dévastées. Les derniers revers de la France semblaient avoir sonné pour les indigènes l’heure de la délivrance.

A ce moment, l’Algérie n’avait plus de troupes régulières. Des détachemens de milice, quelques faibles régimens de marche, quelques bataillons de mobiles envoyés de France, étaient les seules forces disponibles. Nos soldats prisonniers commençaient à peine à rentrer d’Allemagne, et, sitôt réorganisés, Paris soulevé devait longtemps encore les retenir sous ses murs. Cependant l’insurrection gagnait du terrain : déjà elle avait atteint le Corso, la Mitidja allait être envahie ; les routes étaient encombrées de colons fuyant éperdus avec leurs familles et leurs bestiaux. Au point de vue stratégique, la situation était des plus difficiles. Toutes les tribus rebelles depuis la Medjana formaient comme une immense colonne d’attaque de 200 kilomètres de profondeur ; n’était-il pas à craindre que l’ennemi ne culbutât facilement les faibles troupes envoyées pour lui barrer le passage, et, même au cas où il serait repoussé, qu’il n’obliquât vers l’ouest en suivant les contre-forts qui longent la plaine, et n’envahît la Mitidja par un autre côté ? En outre, vu les circonstances, tout permettait de croire ou que la révolte gagnerait de proche en proche, ou qu’elle naîtrait spontanément sur les points divers du territoire. C’était la conviction de tous ceux qui connaissaient le pays ; c’était celle aussi du général Lallemand, alors commandant supérieur des forces de terre et de mer en Algérie.

Former une colonne qui, placée sur la route de la Kabylie, défendrait l’est de la plaine, alors attaquée, — garnir de troupes tous les villages qui bordent la Mitidja, au pied des montagnes, — les

  1. Acte d’accusation des grands chefs indigènes, cour d’assises de Constantine, audience du 10 mars 1870.