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duc Lorenzo, qu’il a retrouvé de l’emploi grâce à Léon X et à celui qui sera l’année suivante Clément VII. Il n’est pour rien dans la passion qui met le poignard à la main des nouveaux Brutus, et ceux-ci, pour la plupart au moins, ne sont pas les héros qu’on imagine. Les Œuvres inédites de Guichardin ne permettent plus de se faire une idée si brillante de ce lieu célèbre et de la société qui s’y réunissait. Ces jardins furent dangereux à la république beaucoup plus qu’à la monarchie. On y prépara en 1512 la rentrée des Médicis quand il fut clair pour les grandes familles qu’elles ne gagnaient rien au gouvernement populaire. On y tenait volontiers des conciliabules de mécontens, et les maîtres du logis formaient à eux seuls dans Florence un tiers-parti entre les vainqueurs et les vaincus. Le morceau qu’on va lire est mis dans la bouche d’un républicain ennemi de la dynastie florentine ; il est tiré d’un acte d’accusation contre Guichardin, serviteur de cette maison.


« Vous avez tous connu Bernardo Rucellai, citoyen lettré, plein de talent, d’expérience et d’instruction, mais ambitieux et inquiet plus qu’il ne convient dans une cité libre. Il fut longtemps ennemi des Médicis ; lui et ses fils avaient ardemment travaillé à les chasser. Dans la suite, par quelque dépit contre le gonfalonier Pierre Soderini, ou plutôt ne pouvant supporter l’égalité, il s’occupa de leur retour. Il commença d’être un refuge de malcontens, un corrupteur de jeunes gens, lesquels se laissent aisément induire au mal quand il a la couleur du bien. Son jardin devint une académie : beaucoup d’hommes doctes, de jeunes amis des lettres, s’y réunissaient ; on parlait d’études, de beaux livres. On l’écoutait comme une sirène, parce qu’il était éloquent et d’esprit orné… Cependant la nature de l’homme, son crédit, le concours de tant de personnes malintentionnées, de tant de fils de famille, inspiraient des craintes à qui voulait pénétrer le fond des choses. Les sages demandaient avec instance qu’on avisât à ce péril, disant qu’il était mal à propos de tolérer un homme de cette autorité, ambitieux, mécontent et suivi de tant de cliens… D’autres prétendaient qu’il ne fallait pas décourager les citoyens puissans, qu’il était dangereux de salir sans nécessité ses mains de sang ou de prononcer des arrêts d’exil, que les soupçons ne suffisaient pas, qu’il fallait des preuves, des faits palpables… Cette opinion fut approuvée par l’incrédulité ou le peu de courage du gonfalonier ; au lieu de couper, par le départ de Bernardo, la racine du mal qui a empoisonné notre liberté, en le supportant ici, on lui donna la faculté de tenir les mécontens étroitement unis, de gâter l’esprit de la jeunesse, en sorte que de ce jardin, comme du cheval de Troie, sortirent les conjurations et le retour des Médicis, il en sortit la flamme qui a réduit cette ville en cendres… »


L’accusateur républicain parle ou il est censé parler en 1527 :