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lions et de renards. Il mérite les sévérités de l’histoire pour avoir secoué résolument le joug de la loi morale : si les usurpateurs sont entraînés au crime par nécessité de position, que sera-ce donc lorsqu’on supprime la distinction du bien et du mal ? Tour à tour partisan de la monarchie et de la république, le publiciste déshonore l’une et l’autre par les moyens dont il recommande l’emploi. Après cela il n’est que juste de reconnaître que le Prince est composé d’un tissu de sages et de détestables préceptes, que dans une chaîne méchante et fragile l’auteur a inséré une trame souvent pure et solide. Et ceci n’est pas la moins forte preuve qu’il écrivait de bonne foi.

Il ne connaît naturellement d’autre monarchie que la seule possible alors en Italie, c’est-à-dire le pouvoir illimité d’un prince nouvellement établi et se conservant par les moyens bons ou mauvais par où il est parvenu à conquérir une couronne. De là son admiration pour César Borgia. Le même sentiment est partagé par le prudent, le modéré Guichardin, qui se complaît dans la peinture des heureux effets du gouvernement de cet homme si généralement abhorré. Nardi, le républicain pur, le loue comme prince et comme fléau des tyrans ; il est fort piquant même que dans son plaidoyer pour les exilés florentins il le propose comme modèle à Charles-Quint, afin d’engager l’empereur à frapper le tyran Alexandre, le bâtard des Médicis. Nous avons horreur du guet-apens préparé par Borgia contre les petits seigneurs de la Romagne, Vitellozzo, Oliverotto et les autres ; nous ne pouvons lire sans frissonner le récit de cet assassinat qui se trouve dans les Legazioni de Machiavel. Ce chef-d’œuvre de narration et d’impassible froideur devant le crime ne doit pourtant pas faire considérer l’auteur comme le témoin complaisant et charmé, presque le complice de cette tuerie : on abuse de l’étonnement, et, si l’on veut, de la satisfaction qu’il laisse percer. Les tyranneaux romagnols, qu’il méprise et qu’il hait comme tout bon Florentin, sont détruits par un tyran plus fort et plus habile qu’eux tous, et il s’en réjouit. « On dict que le dragon se faict et se forme d’un gros serpent dévorant et mangeant plusieurs autres serpens et serpenteaux ; » ainsi s’exprime Brantôme sur le compte de César Borgia. Ou il est impossible de connaître l’opinion d’un temps, ou c’est bien là le jugement général du siècle sur ce terrible personnage, C’est bien assez que Machiavel n’ait pas frémi de voir ce sang répandu : n’allons pas soupçonner un bon et fidèle Florentin d’avoir aimé un tyran étranger, ni même nous figurer qu’il ait espéré de lui l’affranchissement de l’Italie. Ce rêve, il ne se l’est permis qu’à propos de deux Médicis. Après la mort de Borgia, il le cite comme un modèle de politique, et n’a jamais été son partisan. Ce n’est pas un tribut de regrets de sa part, c’est un désir de lui voir des imitateurs.