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règne des césars ne furent pas perdues pour les femmes. Juvénal avait raison de dire que la prospérité les avait gâtées ; le malheur les rendit meilleures. Elles donnèrent d’admirables spectacles dans ces temps horribles. Beaucoup se résignèrent volontairement à la pauvreté après avoir vécu dans l’opulence ; d’autres accompagnèrent leurs maris en exil ; quelques-unes surent héroïquement mourir. Telle fut cette jeune Politta, la fille du consulaire Antistius Verus, dont Tacite nous a raconté la fin touchante. Néron lui avait enlevé son mari, le sage Rubellius Plautus ; elle avait tenu dans ses bras sa tête coupée, et depuis ce moment elle vivait dans le deuil et les larmes, se privant de tout et gardant ses vêtemens ensanglantés comme une relique ; mais, quand elle apprit que la vie de son père était menacée, elle oublia ses douleurs et ses colères et alla se jeter aux pieds de Néron. Elle n’épargna rien pour le toucher, et, le trouvant insensible, elle revint annoncer à son père que tout espoir était perdu et mourir avec lui. Il ne m’est pas possible de croire qu’à la suite de ces crises violentes, après les règnes de Néron et de Domitien, la société n’ait pas été purifiée par la souffrance. La vertu des femmes s’y est certainement retrempée. Le Palatin, où avaient régné Messaline et Poppée, est occupé sous Trajan par des princesses honnêtes, « modestes dans leur toilette, simples dans leur train, affables dans leurs manières, » et qui pratiquent toutes les vertus domestiques. Dans le grand monde, qui prend modèle sur ses maîtres, les mœurs semblent aussi devenir plus pures. C’est au moins l’impression que laisse la lecture des lettres de Pline. Rappelons-nous ce qu’il nous raconte de cette admirable lignée de Thraséa, où trois générations de femmes ont successivement fait preuve de tous les dévoûmens et de tous les sacrifices. Ce sont des exemples que, pour être juste, il convient d’opposer aux tableaux de Juvénal. Ils montrent que dans cette société, comme dans toutes les autres, de grandes vertus se mêlaient à de grands scandales, que les femmes n’y étaient pas aussi dépravées qu’il plaît au satirique de le prétendre, et qu’il n’est pas possible de soutenir, comme on était alors tenté de le faire, que l’éducation plus libre qu’on leur donnait et l’indépendance dont on les laissait jouir les condamnaient à une inévitable corruption.


GASTON BOISSIER.