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et lion pour accabler les loups par la force, — quand il conseille à un souverain de ne pas garder la foi promise, si elle doit tourner contre lui et que les motifs qui l’ont fait jurer ont cessé d’exister, — quand il ajoute que les hommes, étant tous mauvais, n’observeraient pas envers lui le serment, et que, par suite, il ne doit pas envers eux l’observer, — on conçoit qu’une telle impudeur n’ait pas été prise au sérieux par certains critiques, et qu’ils aient soupçonné là un calcul secret et une sorte de comédie sanglante. Soutenant qu’un homme de bon sens ne peut avoir donné des conseils si malhonnêtes, ils tâchent de faire sortir sa justification de sa culpabilité même. Cependant il n’y a rien ici de plus que dans la théorie et dans la pratique générale des contemporains, si ce n’est l’audace des aveux et l’imperturbable sang-froid du publiciste dont on vient de dessiner le caractère. L’Italie était devenue le théâtre habituel de la perfidie et du machiavélisme avant Machiavel. Les pays étrangers suivaient ou même donnaient l’exemple de la même déloyauté à ciel ouvert, car il s’agit surtout des pièges dressés par les princes contre les seigneurs moins puissans. Ferdinand le Catholique s’était comporté envers ses feudataires d’Aragon comme le secrétaire florentin conseillait aux Médicis de le faire. La conduite de Henri VII Tudor envers la noblesse d’Angleterre ne fut pas exempte des mêmes artifices, et lorsque notre Commynes admire les profondes habiletés de son maître, il ressemble, quoiqu’il ne s’en doute pas, à l’auteur du Prince étudiant les secrets de la politique de César Borgia[1].

A-t-on songé d’ailleurs à cette ruse héréditaire, à cet esprit retors de la famille dont on imagine gratuitement que Machiavel se serait joué ? A-t-on pensé seulement au caractère des deux princes pour lesquels l’auteur a écrit, faibles tous les deux, le premier, Julien, par habitude, le second, Lorenzo, par incapacité ? Ce n’est pas sans des raisons personnelles qu’il se fait implacable et déloyal. Nous sommes au temps où Guichardin, homme d’état et ministre des Médicis, recommandait à ses neveux, dans ses papiers confidentiels, de savoir mentir, et les avertissait qu’on ne gouverne pas suivant les règles de la conscience.

Il y a quelque chose de fatal dans les circonstances où se trouva Machiavel, et il en faut tenir compte. Sa faute la plus grave n’est pas d’avoir accepté l’idée du pouvoir absolu avec les tristes conséquences qu’il engendrait entre les mains d’un prince nouveau, sans droit légitime, porté sur le trône par le hasard et par son ambition, sous le règne de l’artifice accolé à la violence, dans un siècle de

  1. Macaulay a mieux développé que personne ce point de vue dans son Essai sur Machiavel ; mais il a restreint beaucoup trop dans l’Italie la corruption du siècle, et le professeur de Pavie, M. Zambelli, dans ses Considerazioni, a réduit à des proportions plus équitables les accusations du critique anglais contre sa patrie.