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est sans égale. Je ne sais s’il sera jamais possible de la détourner de la barbarie sauvage où elle a tant de propension à se vautrer. J’espère que votre frère va bien. Je ne pense pas que sa légion ait été sérieusement engagée. Mais nous sommes bien accablés de. fatigue, et nous n’avons pas dormi depuis quatre jours. Croyez peu à tout ce que disent les journaux sur les morts, les destructions, etc. J’ai parcouru avant-hier la rue Saint-Antoine : les vitres étaient brisées par le canon et beaucoup de devantures de boutiques endommagées; d’ailleurs le ravage n’était pas si grand que je l’avais supposé et qu’on le disait. Voici ce que j’ai vu de plus curieux; je me hâte de vous le dire pour aller me coucher. 1° La prison de la Force est demeurée plusieurs heures gardée par la garde nationale et entourée d’insurgés. Ils ont dit à la garde nationale : « Ne tirez pas sur nous, et nous ne tirerons pas. Gardez les prisonniers. » 2° Je suis entré dans une maison qui fait le coin de la place de la Bastille pour voir la bataille; elle venait d’être enlevée sur les insurgés. J’ai demandé aux habitans : « Vous a-t-on pris beaucoup? — On n’a rien volé. » Ajoutez à cela que j’ai conduit à l’Abbaye une femme qui coupait la tête aux mobiles avec son couteau de cuisine, et un homme qui avait les deux bras rouges de sang pour avoir fendu le ventre à un blessé et s’être lavé les mains dans la plaie. Comprenez-vous quelque chose à cette grande nation? Ce qu’il y a de sûr, c’est que nous nous en allons à tous les diables !

Quand revenez-vous ? Nous ne nous battrons plus de six semaines tout au moins.


Paris, 2 juillet 1848.

J’aurais bien besoin de vous voir pour me remettre un peu des tristes scènes de la semaine dernière, et c’est avec le plus vif plaisir que j’apprends vos projets de retour, plus prochains que je ne l’avais espéré. Paris est et sera tranquille pour un temps assez long. Je ne pense pas que la guerre civile, ou plutôt la guerre sociale, soit finie; mais une nouvelle bataille aussi effroyable me semble impossible. Il a fallu pour l’amener une infinité de circonstances qui ne peuvent plus se reproduire. Quand vous reviendrez, vous ne trouverez guère les traces hideuses que votre imagination vous représente probablement. Les vitriers et les badigeonneurs en ont déjà fait disparaître la plus grande partie. Mais j’ai peine à croire que vous ne nous trouviez pas à tous la mine allongée et encore plus triste que lorsque vous êtes partie. Que voulez-vous! c’est le régime actuel, et il faut s’y habituer. Petit à petit, nous en viendrons à ne plus penser au lendemain, et à nous trouver très heureux quand nous nous éveillerons le matin ayant notre soirée assurée. Au fond, ce qui me manque le plus à Paris, c’est vous, et je crois que, si vous y étiez, je trouverais le reste très bien…………..