Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/493

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dernière lettre en vous parlant de mon caractère. Un vieux diplomate de mes amis, homme très fin, m’a dit souvent : « Ne dites jamais de mal de vous-même; vos amis en diront toujours assez. » Je commence à craindre que vous ne preniez au pied de la lettre tout le mal que je disais de moi-même. Figurez-vous que ma grande vertu, c’est la modestie; je la porte à l’excès, et je tremble que cela ne me nuise dans votre esprit. Une autre fois, quand je me sentirai mieux inspiré, je vous ferai la nomenclature exacte de toutes mes qualités. La liste sera longue. Aujourd’hui je suis un peu malade, et je n’ose me lancer dans cette « progression à l’infini. »

Devinez en mille où j’étais samedi soir, ce que je faisais à minuit. J’étais sur la plate-forme d’une des tours de Notre-Dame, et je buvais de l’orangeade, et je prenais des glaces en compagnie de quatre de mes amis et d’une lune admirable, le tout accompagné d’un gros hibou qui battait des ailes autour de nous. C’est, en vérité, un fort beau spectacle que Paris au clair de lune et à cette heure. Cela ressemble à ces villes dont on parle dans les Mille et une Nuits, où les habitans ont été enchantés pendant leur sommeil. Les Parisiens se couchent à minuit en général, bien sots en cela. Notre party était assez curieuse : il y avait quatre nations représentées, chacun pensant d’une manière différente. L’ennui, c’est qu’il y avait quelques-uns de nous qui, en présence de la lune et du hibou, se sont crus obligés de prendre le ton poétique et de dire des lieux-communs. Au fait, peu à peu tout le monde s’est mis à déraisonner.

Je ne sais comment et par quel enchaînement d’idées cette soirée semi-poétique me fait penser à une autre qui ne l’était pas du tout. J’ai été à un bal donné par des jeunes gens de mes amis, où étaient invitées toutes les figurantes de l’Opéra. Ces femmes sont bêtes pour la plupart; mais j’ai remarqué combien elles sont supérieures en délicatesse morale aux hommes de leur classe. Il n’y a qu’un seul vice qui les sépare des autres femmes : c’est la pauvreté. Toutes ces rhapsodies vont vous édifier singulièrement. Aussi je me hâte de terminer, ce que j’aurais dû faire beaucoup plus tôt.

Adieu. Ne m’en voulez pas pour la peinture peu flattée que je vous ai faite de moi-même.


Paris.

La franchise et la vérité sont rarement bonnes auprès des femmes, elles sont presque toujours mauvaises. Voilà que vous me regardez comme un Sardanapale parce que j’ai été à un bal de figurantes d’Opéra. Vous me reprochez cette soirée comme un crime, et vous me reprochez comme un plus grand crime encore de faire l’éloge de ces pauvres filles. Je le répète, rendez-les riches, et il ne leur restera plus que leurs bonnes qualités; mais l’aristocratie a élevé