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dans le malheur ou dans le bonheur, souvenez-vous de moi. Je vous ai demandé cela, il y a je ne sais combien d’années. Nous ne pensions guère alors à nous quereller. Adieu encore, pendant que j’ai du courage. »

Voilà des accens émus, profonds, et qu’on est un peu surpris de rencontrer sous la plume du sceptique. Ce qu’il appelle la force des choses, d’autres l’appellent les lois éternelles. Il y a donc une force des choses, c’est-à-dire, en de meilleurs termes, une législation morale non convenue, non édictée, non écrite, comme disait l’antique poésie, ἄγραφος, et dans la plus raffinée des civilisations le mondain le plus raffiné, s’il est vraiment touché au cœur, est bien obligé de la reconnaître. Il y revient (car la correspondance continue au milieu des querelles et des raccommodemens), il y revient trois mois après d’une façon plus expressive encore et plus touchante : « Oui, nous sommes de grands fous; nous aurions dû le sentir plus tôt. Nous aurions dû voir bientôt combien nos idées, nos sentimens étaient contraires en tout et sur tout. Les concessions que nous nous faisions l’un à l’autre n’avaient d’autre résultat que de nous rendre plus malheureux. Plus clairvoyant que vous, j’ai sur ce point de grands reproches à me faire. Je vous ai fait beaucoup souffrir pour prolonger une illusion que je n’aurais pas dû concevoir. — Pardonnez-moi, je vous en prie, car j’en ai souffert comme vous. Je voudrais vous laisser de meilleurs souvenirs de moi. J’espère que vous attribuerez à la force des choses le chagrin que j’ai pu vous occasionner… Quant à moi, je n’ai pas le moindre reproche à vous faire. Vous avez voulu concilier deux choses incompatibles, et vous n’avez pas réussi. Ne dois-je pas vous savoir gré d’avoir essayé pour moi l’impossible ? »

On ne s’étonnera pas qu’après de telles paroles, et quels que soient d’ailleurs les incidens d’une histoire où il reste bien des contradictions et des obscurités, l’héroïne soit demeurée l’amie fidèle et dévouée du brillant écrivain jusqu’à l’heure où il a exhalé son dernier souffle. La crise douloureuse que nous venons d’indiquer a rempli pour lui et pour elle toute l’année 1843; pendant les vingt- sept ans qui suivent, une fois les violences apaisées, la correspondance des deux amis ne s’est pas interrompue, et le 23 septembre 1870, quand Mérimée s’éteignit à Cannes, au milieu des souffrances de la maladie et des perplexités du patriotisme, les derniers mots tracés de sa main défaillante furent pour celle à qui jadis il avait dit si passionnément : Pardonnez-moi.

Nous avons dit que ces deux volumes de lettres contenaient à la fois un roman et un journal biographique. Dans le premier tiers de l’ouvrage, le journal est mêlé au roman ; dans les deux dernières parties, surtout après l’année 1843, quand le roman s’efface et