Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/489

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

revoit, il la trouve « armée d’une enveloppe de glace. » Cette froideur l’irrite, l’exaspère; ne pourra-t-il donc la voir ailleurs qu’en public, loin des musées, loin des promeneurs? Que ne le reçoit-elle à son foyer? Pourquoi ces visites en plein air, qui dépendent des hasards de la pluie ou du soleil? Ah! si elle permettait que sa porte lui fût ouverte, il saurait bien imaginer un moyen pour justifier ses assiduités et dépister les médisans. « Ne pourrais-je, écrit-il, aller vous voir et vous donner des leçons d’espagnol à domicile? Je m’appellerais don Furlano, et vous serais adressé par Mme de P... comme une victime de la tyrannie d’Espartero. » Point ; don Furlano est éconduit. On restera fidèle aux musées du Louvre et aux vertes allées de Bellevue; mais le froid, mais la pluie, mais les indispositions et les rhumes, que d’empêchemens ou de prétextes ! De là des reproches sans fin. Créature frileuse comme les femmes du nord, elle ne vit que par l’intelligence et n’a que des amours de tête. C’est le compliment qu’il lui adresse un jour avec une étrange amertume : « Vous me dites des choses fort extraordinaires. Si vous pensez la moitié de ce que vous me dites, le plus sage serait de ne plus nous revoir. L’affection que vous avez pour moi n’est qu’une espèce de jeu d’esprit. Vous êtes tout esprit. Vous êtes une de ces chilly women of the north, vous ne vivez que par la tête. Ce que je pourrais vous dire, vous ne le comprendriez pas. » Mais elle au contraire, qui croit trop bien comprendre et qui craint précisément de céder à un de ces amours de tête si exactement décrits par l’auteur de la Double Méprise, se rappelle le triste sort de Julie de Chaverny. La querelle continue donc, très vive, très douloureuse. Le conteur qui de sa plume acérée a buriné tant de scènes où la passion palpite et saigne a-t-il jamais écrit une page plus poignante que celle-ci : « Nous nous sommes séparés l’autre jour également mécontens l’un de l’autre. Nous avions tort tous les deux, car c’est la force des choses qu’il fallait seulement accuser. Le mieux eût été de ne pas nous revoir de longtemps. Il est évident que nous ne pouvons plus maintenant nous trouver ensemble sans nous quereller horriblement. Tous les deux, nous voulons l’impossible : vous, que je sois une statue, moi, que vous n’en soyez pas une. Chaque nouvelle preuve de cette impossibilité, dont au fond nous n’avons jamais douté, est cruelle pour l’un et pour l’autre. Pour ma part, je regrette toute la peine que j’ai pu vous donner. Je cède trop souvent à des mouvemens de colère absurde. Autant vaudrait-il se fâcher de ce que la glace est froide. — J’espère que vous me pardonnerez maintenant; il ne me reste nulle colère, seulement une grande tristesse. Elle serait moindre, si nous ne nous étions pas quittés de la sorte. Adieu, puisque nous ne pouvons être amis qu’à distance. Vieux l’un et l’autre, nous nous retrouverons peut-être avec plaisir. En attendant.