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rejoindre à Poitiers ou ailleurs, suivant les hasards d’une existence militaire. Parmi ces renseignemens, recueillis çà et là dans les lettres de Mérimée, au milieu de ces indications éparses que je rapproche de mon mieux et dont j’essaie de tirer au moins la silhouette légère d’une physionomie, j’ai réservé pour la fin ce qui intéresse le signalement de l’inconnue : au moment où s’ouvre cette correspondance, il y a trente ou trente-cinq ans, l’amie de Mérimée était toute charmante avec de splendides yeux noirs, splendid black eyes, dont il lui parle en français et en anglais, une magnifique chevelure, des mains d’une finesse aristocratique, et une taille de sylphide. Quant à son esprit, à son âme, on devine aisément qu’elle aimait Mérimée tout autrement que Mérimée ne l’aimait, et qu’elle prétendait l’aimer beaucoup mieux. Wer lieht besser? Qui de nous deux aime le mieux? Cette question qu’elle lui adressait en allemand était pour eux un perpétuel sujet de querelles et de controverses, marivaudage passionné du côté du brillant écrivain, discussion sérieuse et digne du côté de la jeune femme.

A quelle date et dans quelle occasion se sont-ils rencontrés? Pour la date, si les indications de la correspondance ne contiennent pas d’erreur, ce doit être vers 1836. Dans une lettre de 1842, Mérimée lui écrit : « Si je ne me trompe, nous nous sommes vus six ou sept fois en six ans, et en additionnant les minutes nous pouvons avoir passé trois ou quatre heures ensemble, dont la moitié à ne nous rien dire. Cependant nous nous connaissons assez pour que vous ayez pris quelque estime de moi... Nous nous connaissons même plus que ne font des gens qui se seraient vus dans le monde depuis le temps que nous causons ensemble assez librement par lettres. » Quant aux circonstances de leur première rencontre, elles paraissent avoir quelque chose de mystérieux. Il lui écrit un jour ces mots au mois de décembre 1841 : « Nous ne pouvons nous aimer d’amour; notre connaissance n’a pas commencé d’une manière qui puisse nous mener là. Elle est beaucoup trop romantique. » Romantique, mais point romanesque à ce compte-là. Il s’agit probablement d’un incident de voyage où Mérimée, sans penser à mal, aura effrayé par hasard une personne inconnue; il semble faire allusion à un souvenir de ce genre quand il lui raconte si plaisamment ses excursions en Orient pendant l’été de 1841. « L’été passé, je me suis trouvé quelque argent. Mon ministre m’a donné la clé des champs pour trois mois, et j’en ai passé cinq à courir entre Malte, Athènes, Éphèse et Constantinople. Dans ces cinq mois, je ne me suis pas ennuyé cinq minutes. Vous à qui j’ai fait si grand’peur jadis, que seriez-vous devenue, si vous m’aviez vu dans mes courses en Asie avec une ceinture de pistolets, un grand sabre, et, le croiriez-vous? des moustaches qui dépassaient mes oreilles! Sans vanité, j’aurais fait peur