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la même petite drôlerie, aura fait plus d’argent dans son année que le grand Opéra. Pour la musique et la littérature, d’autres ont le pas ; mais dès qu’il s’agit du chiffre des recettes, les Folies-Dramatiques prennent les devans sur toute la ligne. Ce n’est pas simplement un succès, c’est une fièvre chaude, une de ces maladies qui possèdent et galopent toute une population, et dont on ne se défait plus.

D’où vient cela ? Quelle raison un pareil engouement peut-il avoir ? Est-ce à l’originalité du poème, à l’agrément de la musique qu’il faut demander le mot de cette énigme ? Comme partition, la Fille de madame Angot a bien son mérite ; c’est une suite de rhythmes chantans et dansans, distribués en dialogues, en ariettes, en vaudevilles, par la main d’un harmoniste adroit et souvent ingénieux ; mais ces qualités, combien d’autres les ont eues que la vogue n’a point si follement récompensés ! Compulsez le répertoire d’Adolphe Adam, de Grisar et d’Aimé Maillard, et dites lequel de leurs ouvrages, dont plusieurs sont des chefs-d’œuvre ! leur valut jamais une fortune ! J’entendais dernièrement le Bijou perdu, qu’on vient de représenter à l’Athénée pour la jolie Mlle  Singelée, qui sans trop de désavantage y tient le rôle créé par Mme  Cabel en 1853. J’avoue que cette musique ne me semblait pas inférieure à celle de M. Lecocq, j’y trouvais même plus d’entrain et moins de vulgarité dans les motifs, bien qu’en fait de distinction et d’élégance la fameuse ronde des fraises soit tout autre chose que la fleur des pois. Et cependant le Bijou perdu, au plus beau temps de sa carrière, n’obtenait qu’une popularité contestable, tout aidé qu’il fût par le talent d’une cantatrice alors au plein de la faveur. Ici, point de virtuose, une exécution telle quelle, et par contre un succès dépassant tout ce qu’on peut imaginer. Maintenant l’explication que la musique se refuse à nous donner, la chercherons-nous dans le poème ? Mais cette pièce ressemble à tous les vaudevilles du genre. Ce n’est ni mieux conçu, ni plus spirituel, ni plus drôle que la plupart des œuvres de cette espèce. Cette vogue doit pourtant avoir une raison, il faut que cette raison se trouve, et nous la trouverons dans les circonstances mêmes où s’est produite la Fille de madame Angot. L’ignoble opérette, avec ses travestissemens, ses cascades et ses platitudes carnavalesques, avait fait son temps. À sa puissance enfin démodée se substituait la muse grivoise de Désaugiers et d’Adolphe Adam, on avait devant soi non plus cet éternel mardi gras qui vous écœure, mais simplement une comédie à ariettes dans les conditions naturelles et nationales, une musique ordinaire, si l’on veut, mais qui ne se moque ni de soi ni des autres, en un mot un spectacle dont les honnêtes gens peuvent se divertir : l’opéra comique mis à la portée de tout le monde, tandis que l’opérette ne s’adressait qu’au demi-monde.


f. de lagevenais.