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tel ou tel livre. Elle vient des choses. » Chateaubriand ne s’est point trompé, les choses sont plus fortes que les hommes et que les livres. Nous avons vu les meilleures, les plus fières intelligences, après avoir un moment maîtrisé le courant, s’y laisser reprendre ; nous avons vu le principe engendrer la réaction, puis invariablement, fatalement la surmonter. On raconte que le Niagara, bien avant d’arriver aux cataractes, possède, sous les dehors du calme, une inéluctable puissance d’entraînement ; dans l’immense nappe si limpide, tout ce qui tombe est emporté sans retour. L’esprit des temps ressemble au grand rapide ; il marche, poussé par une force acquise. Le XVIIe siècle, uni, paisible et solennel à la surface, emprunte au XVIe sa force latente d’impulsion, qui se communique au XVIIIe, infailliblement précipité vers le gouffre. D’autres niveaux se forment, le courant s’apaise : s’y laissera-t-on aller ? Qu’à Dieu ne plaise ! car il s’agit pour nous maintenant de remonter le gouffre et de nous retrouver tout en haut sur la plaine liquide bien au-delà des cataractes. Et c’est ainsi que, grâce à nos illusions personnelles, à nos paroxysmes de haine et de colère, à nos malentendus plus encore qu’à la mauvaise foi, le chaos se prolonge en dépit de toutes les protestations de l’histoire, de la philosophie et des lettres.

Action, réaction, — éternelle loi de la vie en toutes choses ! Ces grands courans littéraires qui, tantôt séparés, tantôt se rejoignant, traversent et fécondent le siècle, nous ne pouvions songer à les reconnaître, à les analyser tous dans une seule étude. Nous tenions d’ailleurs à ne pas nous écarter de certains points définis d’avance sur lesquels l’ouvrage danois cité au début de ce travail appelait et fixait notre discussion. C’est donc de notre plein gré que nous avons laissé de côté la question du théâtre. Nous pensions que le théâtre de notre temps était non pas le simple corollaire d’un sujet, mais bien un sujet tout entier, un de ces courans littéraires et sociaux qui nous attirent, et nous nous sommes bien promis d’y venir et de l’étudier à part dans ses idées, ses tendances et ses variations.


HENRI BLAZE DE BURY.