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quelques doutes, comme le faisait Socrate, vous êtes un sceptique. Accordez-vous quelque chose aux sciences de la matière, vous êtes un matérialiste. Essayez-vous de concilier le déterminisme et la liberté, vous êtes un fataliste. Voyez-vous Dieu en toutes choses, vous êtes un panthéiste. En vérité, cette perpétuelle évocation des mauvaises doctrines est quelque chose d’irritant, et finirait presque par vous en donner le goût, comme en politique on deviendrait révolutionnaire à force d’entendre perpétuellement dénoncer par un fanatisme absurde la révolution.

Il est permis d’ailleurs d’invoquer ici une distinction solide et profonde d’un philosophe allemand, Krause, entre le panthéisme et ce qu’il appelle le panenthéisme. Autre chose en effet est dire que tout est Dieu ἕν ϰαὶ πᾶν (hen kai pan), autre chose de dire que tout est en Dieu πᾶν ἐν Θεῷ (pan en Theô). M. Ravaisson est donc un panenthéiste ; mais rien n’autorise à croire qu’il soit un panthéiste ; et pour nous, nous le suivrions, sans grand scrupule, sur ce terrain glissant. Ce n’est pas là c’est sur un autre point que nous sommes tentés de lui faire une querelle. Ce que nous lui reprochons sérieusement, c’est la persistance froide avec laquelle il écarte ce qu’il appelle le demi-spiritualisme, c’est-à-dire tout ce qui, de près ou de loin, touchait à l’école éclectique. Nous ne pouvons approuver cette sorte d’avance faite aux préjugés vulgaires. Depuis longtemps, l’école éclectique a cessé d’exister à titre d’école, et ici même, du vivant de M. Cousin, nous écrivions : « L’éclectisme est dans l’histoire. » Il reste des esprits libres, liés par une pensée générale et commune, et sans aucun mot d’ordre. Ceux d’entre eux qui admiraient et aimaient le plus M. Ravaisson ont été légitimement affectés de voir qu’il ne voulait pas même d’eux pour disciples. Et pourquoi ces séparations, je vous le demande ? Est-ce donc le temps de former des petites églises ? N’est-ce pas mettre les intérêts d’une philosophie particulière au-dessus des intérêts généraux du spiritualisme ? Pour nous, rien de plus contraire à nos propres tendances et aux directions que nous avons toujours essayé dans la mesure de nos faibles forces d’imprimer aux recherches philosophiques de nos élèves et de nos amis. Nous avons toujours combattu le séparatisme et prêché la conciliation et les rapprochemens sous un drapeau de large liberté. Quelles que fussent nos vues personnelles, et tout en prétendant autant que qui que ce soit à l’indépendance philosophique, jamais nous n’avons voulu, pour notre part, renoncer à la tradition, nous souvenant toujours que nous sommes les héritiers des Cousin, des Jouffroy, des Saisset. Il ne faut pas toujours tout recommencer. Marchons en avant, mais ne tirons pas l’échelle. Si l’on fait autant d’écoles qu’il y a de tendances personnelles, chacun de nous sera