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tant de raisons de redouter l’hostile influence ? Elle se fait son guide, le promène à travers les merveilles de la ville éternelle, et ses descriptions, outre, la grandeur qui les caractérise, sont empreintes d’un sens romanesque tout intime. Corinne, reprenant sans cesse le fil de son discours et s’y rattachant en désespérée, vous rappelle la sultane des Mille et une Nuits, intéressée comme elle à ne point laisser tarir le propos sur ses lèvres.

On a reproché à Mme de Staël de voir le monde moins en poète qu’en critique. Il y a du vrai dans cette observation. Les idées sont justes, les mouvemens humains et généreux, mais les personnages manquent parfois de cette attraction, de ce prestige ; que la force créatrice du poète communique seule. Ils se dispersent au lieu de se ramasser pour un de ces coups de main qui vous enlèvent sûrement lorsque, si je puis ainsi parler, les fractions d’un même individu se totalisent. Vous avez des plans admirables et peu de situations saisissantes, et il vous faut longtemps attendre avant de pouvoir contempler dans une sorte d’ensemble organique cette suite de considérations, de théories, de descriptions et d’analyses excellentes, et qui d’ailleurs ont toujours plus affaire à votre esprit qu’à votre cœur ; mais combien en revanche cette saine et vigoureuse littérature vous réconforte après tant de fiévreuses imaginations ! Mme de Staël est le seul écrivain de son sexe qui ait su comprendre la solidarité de la pensée et de l’action. Sa politique, sa vie, son art et sa conversation tendent au même but moral, et les germes de probité, de croyance, d’honneur, de patriotisme, déposés dans chacun de ses romans suffiraient pour les faire vivre. Ethnologie, critique, psychologie, il y a de tout, même de la politique, et, chose dont on n’avait jamais vu d’exemple chez aucune femme, une politique qui s’impose à toute une génération et lui survit. Les principes défendus par elle au plein de la lutte et dans la mêlée des partis gouvernent sa vie jusqu’à sa dernière heure ; un libéralisme profond, ému, une sensibilité vraie envers l’humanité, — à cet héritage de Voltaire et de Rousseau, elle n’a point failli. Ses romans, comme ses plus sérieux ouvrages, portent témoignage de cette politique, qui d’ailleurs est la bonne, et à laquelle il faudra revenir après nous être plus ou moins longtemps laissé berner par le dilettantisme des gens d’esprit.

Je n’entends pas reprendre à nouveau la discussion au sujet de Corinne ; mais, sans toucher aux défauts, sans insister sur les qualités bien autrement nombreuses de ce livre admirable, j’y veux louer tout à mon aise la peinture de la vie italienne. Comme finesse, originalité d’observation, Stendhal est dépassé d’avance. Citer, un trait me suffira. « En arrivant ici, j’avais une lettre de recommandation pour une princesse ; je la donnai à mon domestique de place pour la