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un tour de force dont peu d’orateurs sont capables. Bien que les occasions ne manquassent pas, il resta trois mois sans faire un discours, prouvant ainsi qu’il possédait avec le talent de parler celui de se réserver.

Cependant, bien que les membres du gouvernement parussent s’accorder sur tous les articles et en particulier sur celui de la belle humeur, il était souvent question de dissentimens secrets qui travaillaient le conseil. On annonçait tous les huit jours une crise, que la Correspondencia se hâtait de démentir. Malgré les dénégations officielles, les rumeurs qui couraient n’étaient pas absolument fausses. Si la crise n’éclata pas, c’est qu’on avait résolu d’ajourner les grandes questions jusqu’à la convocation des cortès et de vivre au jour le jour en réglant par une cote mal taillée les affaires et les embarras courans. Dans le fond, on était loin de s’entendre touchant la politique générale et la ligne de conduite à tenir à l’égard des partis.

Quoi que nous ayons dit en commençant, une fée charitable avait eu pitié de la république naissante, et, en dépit des maléfices de ses sœurs, elle lui avait assuré au moins une bonne chance. Elle avait décidé que parmi les membres du cabinet il y aurait un homme dont les talens et le cœur grandiraient avec sa situation, que, dévoué à sa cause, supérieur aux petites ambitions comme aux petites vanités, il s’empresserait de quitter le pouvoir lorsque son portefeuille pourrait nuire à l’influence de ses conseils, et ne reprendrait la première place qu’à l’heure des dangers suprêmes et des graves responsabilités, qu’enfin il verrait mieux que tout autre les inconvéniens attachés à la politique sectaire et la nécessité pour un gouvernement de rallier les partis autour de lui. Il se trouva que cet homme de sens et de vrai courage était précisément celui qu’on traitait de ténor, de virtuose en musica celestial. Sa politique aussi intelligente que généreuse a sauvé la république qui sombrait ; mais avant qu’elle prévalût, l’Espagne devait traverser des crises redoutables et faire de sinistres expériences qui méritent d’être racontées avec quelque détail.


VICTOR CHERBULIEZ