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et qu’il importait que la période révolutionnaire eût son cours. Dans un moment où il n’arrivait du nord et du midi, de l’orient et de l’occident, que de sombres nouvelles, un journal conservateur, rédigé par des plumes bien taillées, le Diario español, publia un article où il était dit qu’il y avait en Espagne plus de seize millions de mélancoliques et un homme gai, qui était le président du conseil. Si le journaliste eût dît vrai, c’était la fin de l’Espagne ; mais l’article était écrit trop gaîment pour qu’on pût douter que la Péninsule ne renfermât au moins deux politiques de belle humeur.

Le cabinet comptait des hommes distingués et justement considérés. À des degrés divers et pour des raisons différentes, ils étaient optimistes comme M. Figueras. Le ministre de l’intérieur, M. Pi y Margall, esprit vigoureux et net dont la politique a paru un peu trouble, traducteur de Proudhon et fédéraliste convaincu à qui certaines solutions socialistes ne désagréent point, opposait aux orages la sérénité olympienne d’un logicien. Il était trop persuadé de l’excellence de ses théories pour douter un instant de leur avenir ; il semblait oublier que les idées essuient souvent ici-bas de tragiques mésaventures, qu’ainsi que le disait don Juan à Sganarelle, les raisonnemens se cassent quelquefois le nez. Le ministre de la justice, M. Salmeron, professeur de premier mérite, caractère intègre, qu’on a vu plus tard exercer si dignement la présidence du conseil et la quitter si honorablement, était aussi confiant dans les hommes que M. Pi dans les idées. Disciple de Krause, il avait contribué plus que personne à faire connaître en Espagne le théisme et la morale élevée de ce philosophe, dont les doctrines sont enseignées aujourd’hui à Grenade comme à Madrid, et y sont plus goûtées que le panthéisme de Schelling ou de Hegel. Les pays du midi ne prisent que les systèmes qui se laissent formuler par articles et réduire en catéchisme. M. Salmeron avait appris de Krause à croire peut-être avec excès à l’empire des principes et des préceptes sur le cœur de l’homme ; on l’accusait de s’imaginer que la plupart des criminels pèchent par ignorance et qu’il suffit de démontrer à un coquin qu’il a eu tort pour le dégoûter de son métier.

Quant au ministre des affaires étrangères, M. Castelar, le brillant orateur était disposé par tempérament plus encore que par système à bien augurer de l’avenir. Il n’a pas à se plaindre de sa gaîté ; elle l’a aidé à franchir plus d’un pas difficile, à se tirer avec honneur de situations que d’autres jugeaient désespérées. Aimé de tout le monde, même de ses ennemis, qui honorent son caractère et ses talens, on n’a jamais reproché à cet incomparable virtuose de la parole que de se griser un peu de la musique de son éloquence. Celui qu’on nommait le premier ténor de la république fit