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d’un peu factice dans ces beaux pays du midi, où le soleil, qui luit pour tout le monde, égalise les conditions. Ce céleste niveleur épargne des souffrances et procure des plaisirs aux déshérités de la fortune ; grâce à ses largesses, ceux-là même qui n’ont rien se trouvent avoir quelque chose. C’est dans les climats du nord, au milieu des brouillards, que les imaginations enfantent des rêves terribles et sanglans ; elles s’en prennent à la société de la lumière qui leur manque. L’homme qui a froid et qui n’a pas un fagot pour se chauffer connaît seul la haine dans toute sa férocité. Grelottant sous ses haillons, ses yeux déclarent la guerre aux passans, portent au ciel et à l’humanité de funèbres défis.

D’ailleurs rien n’est plus favorable aux utopies que la demi-science. Les notions vagues, les vérités incomplètes, les idées générales imparfaitement comprises, certaines abstractions semblables aux nuées d’Aristophane, « divinités des esprits paresseux, » font les révolutionnaires et les démagogues. Il y a en Espagne des gens qui pensent et des gens qui ne pensent pas du tout ; mais les demi-penseurs, les apprentis raisonneurs, les têtes à chimères, y sont plus rares dans les classes illettrées qu’en France ou en Suisse. Le peuple espagnol se compose en grande partie de véritables enfans de la nature, qu’on peut dans l’occasion faire sortir de leur naturel ; — ce transport ne dure guère, ils en reviennent par une pente fatale à préférer un plaisir à une idée, un air de mandoline à un raisonnement. Quand le fanatisme leur prend le cœur, c’est par les yeux qu’il est entré. Ils ne haïssent pas la société, mais ils sont capables de haïr jusqu’à la mort le froc d’un moine soupçonné d’être l’espion des carlistes, ou l’éperon du conquérant qui chevauche au travers de leur patrie et de leurs souvenirs. Il faut ajouter qu’en Espagne la jalousie du pauvre pour le riche est tempérée par la noblesse et la simplicité des mœurs, par l’esprit de véritable égalité qui préside aux relations. La dignité de l’inférieur encourage la courtoisie du supérieur ; tout Espagnol se pique de prouver qu’il est un caballero. À Madrid, dans l’une des journées les plus chaudes de la dernière révolution, des volontaires qui ne payaient pas de mine envahirent l’hôtel de la marquise de…, sous prétexte que cet hôtel occupait une situation stratégique. Ils furent assez mal reçus, comme on peut croire. La maîtresse du logis leur demanda de quel droit ils violaient son domicile. Ils répartirent fièrement qu’ils portaient leur droit dans le canon de leurs fusils. À peine installés, ils mirent un soin extrême à ne rien gâter, à ne rien salir, et se conduisirent en invités qui tiennent à reconnaître par leur discrétion l’amabilité de leur hôte. La marquise fut si contente du procédé de ces intrus qu’elle s’occupa incontinent de les faire souper. Ils lui déléguèrent un