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ils disent les mêmes choses que les chrétiens. Inversement, c’était une hérésie et une impiété de critiquer l’établissement d’un nouvel impôt ou de vendre des chevaux et des munitions à la France. Le clergé répondait au prince de l’ordre public et de l’exécution de ses volontés ; en retour le prince lui permettait d’accroître démesurément ses richesses, d’accaparer les terres, de multiplier à l’infini les couvens, ce qui amena en peu de temps le dépeuplement de l’Espagne, la décadence de toutes ses industries, une stagnation séculaire de son génie national, un croupissement des esprits qui faisait dire à Saint-Simon dans les premières années du XVIIIe siècle « qu’en Espagne la science était un crime, et que l’ignorance et la stupidité y étaient les premières des vertus. »

Il est naturel que les peuples qui ont le plus souffert d’une maladie en gardent un plus vif souvenir et avisent avec soin aux moyens de se préserver d’une rechute qui pourrait être mortelle. Les Italiens savent que la politique du saint-siège, en traversant leurs efforts pour assurer leur indépendance et leur unité nationale, les a condamnés à subir pendant des siècles le joug de l’étranger. Les Espagnols ne peuvent oublier les maux presque irréparables que leur a causés la domination du clergé ; il leur souvient que l’Espagne de la renaissance, cet arbre plein de promesses, couvert de fleurs et de fruits, s’est vu transformer par un jardinier fatal, dont la serpe l’ébrancha sans pitié, en un tronc sec et stérile, où il semblait que la sève eût tari. Cependant ce n’est point la religion elle-même qu’ils accusent de leurs malheurs ; ils ne réprouvent que l’abus qu’en ont fait leurs maîtres, qui crurent trouver leur sûreté dans la police des consciences. L’Espagne n’a pas fait infidélité à ses antiques croyances. N’ayant point eu de Voltaire ni de Rousseau pour lui donner un nouveau symbole, elle s’en est tenue au credo de ses pères, car elle ne peut se passer de croire ; elle a des besoins religieux, une sorte de spiritualité native que ne connaissent pas les Italiens, témoin son admirable littérature mystique, qui succomba jadis comme l’esprit de libre recherche sous les arrêts de l’inquisition.

Ajoutons que les Espagnols sont le peuple le plus attaché à ses souvenirs et à ses habitudes. Bien que le protestantisme, introduit dans la Péninsule par des hommes de cœur et de conviction, ait réussi à gagner quelques âmes, à grouper autour de lui quelques troupeaux épars, on a peine à croire qu’il pousse bien loin ses conquêtes. La sévérité un peu triste de son culte rebute des imaginations méridionales accoutumées à mettre beaucoup d’esprit, dans leurs sensations et un peu de sensation dans toutes leurs idées. Par quoi remplacerait-il ces fêtes magnifiques où se complaît le patriotisme de l’Espagnol, aussi bien que ses yeux et sa conscience ?