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L’intolérance farouche qui anima les Espagnols durant le XVIe et le XVIIe siècle, et qui s’est signalée par de si féroces excès, n’est point imputable au caractère national ; elle fut le résultat d’un accident historique. Cette fureur a été inoculée à la nation par ses princes, qui cherchaient dans l’alliance du clergé et de l’enthousiasme religieux le moyen de soumettre toute la Péninsule à leur autorité et de faire main basse sur toutes les franchises qui étaient chères à la noblesse comme à la bourgeoisie. Ils enseignèrent à l’Espagnol le mépris de l’étranger et de l’infidèle ; ils lui apprirent à confondre sa patrie avec sa foi ; ils nourrirent ses préjugés haineux par l’importance qu’ils attribuèrent à la limpieza ou au sang pur, en établissant que, pour exercer les fonctions publiques, il était nécessaire de prouver qu’on sortait d’une tige franche, immaculée, agréable à l’église, exempte de toute greffe impure. C’est ainsi, comme l’a remarqué M. Ranke, « que la fierté nationale s’unit à une sorte de fierté religieuse, à tel point que ces deux genres d’orgueil se confondaient dans un seul et même sentiment. » À la haine du Maure et du Juif s’ajouta la haine de l’hérétique, parce que les hérétiques étaient Guillaume le Taciturne et tous ces gueux de terre et de mer qui refusaient de porter le joug espagnol. Ce n’est pas la seule fois qu’un peuple a été imbu par ses maîtres de maximes et de sentimens qui semblaient étrangers à son naturel. Les fureurs du jacobinisme furent un autre exemple de ces maladies artificielles que les gouvernés doivent à leurs gouvernans ; mais entre le jacobinisme et l’inquisition il y a cette différence capitale que les jacobins passent et que les inquisiteurs restent[1].

Jamais dans aucun autre pays on ne vit la politique et la religion si étroitement mariées l’une à l’autre. L’orthodoxie était considérée comme une vertu civile, et la libre pensée était en butte aux mêmes poursuites que la fausse monnaie, le gouvernement se réservant en matière d’idées et de croyances le droit de frappe comme le droit d’émission. En vertu de cette maxime que le roi a les mêmes ennemis que Dieu, c’était mettre l’état en péril que d’enseigner la circulation du sang ou les lois de Newton, ou même d’affirmer, comme le frère Luis de Léon, que les juifs sont capables d’avoir raison quand

  1. On peut observer dans les poètes espagnols de la grande époque deux courans d’idées qui se contrarient, un conflit entre les instincts généreux de leur race et les nouvelles maximes de l’intolérance officielle et de la raison d’état. Calderon, qui raisonne souvent en inquisiteur, a su trouver en parlant des Morisques d’admirables accens d’humanité et de tendresse. Lope de Vega, familier de l’inquisition comme Calderon, fait dire à un soldat qui revient des Flandres et s’y est dégoûté de son métier : « Eh ! que m’ont fait à moi les luthériens ? C’est Jésus-Christ qui les a créés. Si cela lui fait plaisir, qu’il en finisse avec eux comme il l’entendra. » Un demi-siècle plus tard, de telles libertés n’eussent pas été souffertes.