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M""^ GUIGNON

L

Je suis née le vendredi saint, dans une petite ville du Poitou. On ne m'attendait pas si tôt, et j'avoue qu'on ne pouvait plus mal choisir son jour pour entrer dans le monde. De toute façon, mon ar- rivée fut une désagréable surprise. Mon père, qui était receveur des finances à Saint-Clémentin, désirait un garçon; une somnam- bule le lui avait prédit, il y comptait et avait décidé qu'on l'appel- lerait Maurice. Quand la sage-femme, après m' avoir examinée aux grises lueurs d'une pluvieuse matinée d'avril, annonça une fille, mon père poussa un juron formidable et to-urna brusquement le dos à la matrone scandalisée. Toute la layette avait été marquée aux initiales de ce Maurice idéal qui devait empêcher le nom de Mau- clerc de tomber en quenouille. — Quel dommage ! murmura plain- tivement ma mère, et quel nom donner maintenant à l'enfant? — Qu'on rappelle Guignou ! répliqua mon père furieux. — Et le nom m'est resté.

Cependant il fallait utiliser les fameux M brodés sur la layette, et il fut convenu qu'on me nommerait Madeleine. Ma mère étant trop délicate pour me nourrir, je fus confiée à une belle paysanne des environs de Ruffec; mais l'influence néfaste qui s'était déjà ma- nifestée à ma naissance continua de s'attacher à moi : au bout de quelques semaines, on s'aperçut que cette fille n'avait plus de lait. Je dépérissais à vue d'œil. Mon père haussait les épaules et allait partout répétant « qu'on n'élèverait pas cette petite... » Puis, comme ma mère fondait en larmes : — Eh bien, quoi? ajoutait-il, elle mourra... Cela vaut mieux que d'avoir une enfant malingre! — En- fin, un médecin de Poitiers ayant conseillé d'essayer le lait de chèvre, on acheta une jolie chevrette blanche, et je me suspendis avide- ment aux mamelles gonflées de ma nouvelle nourrice. Son lait arc-