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1789 responsable de tous nos malheurs. De ce que le présent où nous sommes nous déconcerte et nous gêne, nous regrettons le passé, qui valait certes beaucoup moins, mais où nous n’étions pas. L’aventure n’est point neuve, et se reproduit à chaque crise depuis que le monde existe. L’homme de toutes les époques est ainsi fait, il, s’imagine que les choses doivent se combiner à souhait pour le plus grand bien-être de son court passage ici-bas. Nous nous refusons à comprendre que les quarante ou cinquante années de notre activité particulière importent assez peu, et que l’histoire procède par siècles. Au lieu de vivre avec les événemens, de nous en arranger de notre mieux, nous mettons notre gloire à les entraver ; au lieu de régler, de gouverner le courant, nous le combattons : lutte impossible ! « Le réveil de la contre-révolution est venu empêcher le ralliement pacifique des intérêts généraux de la France et comprimer dans leur germe les développemens du bon sens public. C’est une œuvre d’ordre et de patience que la France de la révolution doit accomplir. L’ancien régime apparaissant en armes la rejette dans des voies pleines de désordre, de violence et d’obscurité. » Ces paroles, que M. Guizot écrivait il y a quarante ans[1], s’offrent à ma plume tout empreintes d’une actualité saisissante.

Le vieux Danemark a donc tressailli au contact de la vie moderne ; Voltaire et Rousseau ont aussi pénétré là grâce au travail que nous venons de signaler. Dès qu’il s’agit en effet du XVIIIe siècle, le premier nom qui vous monte aux lèvres, c’est Voltaire, le second Rousseau, et ces deux noms représentent, résument si bien le siècle dans son ensemble que, lorsque nous voulons réagir contre l’un, nous nous servons de l’autre, de telle sorte que dans l’action comme dans la réaction c’est toujours le XVIIIe siècle qui nous pénètre de son atmosphère. De Rousseau procèdent tous les grands courans littéraires qui depuis quatre-vingts ans fécondent l’Europe. Combien de noms se rattachent à celui-là ! En Allemagne, Herder, Kant, Fichte, Goethe, Jean-Paul, Schiller ; en Angleterre, Byron, un nom qui en vaut cinquante ; en France, Diderot d’abord, puis Chateaubriand, Benjamin Constant, Mme de Staël et George Sand. Tandis que Voltaire agit davantage sur la généralité, Rousseau attire à lui les talens, émeut les écrivains. Comme Aristote et Platon, ils règnent à tour de rôle sur la postérité ; tantôt c’est l’un qui tient le sceptre, et tantôt c’est l’autre. A l’entrée du siècle par exemple, Rousseau prédomine ; mais voici que vers 1848 un coup de main de l’École normale nous ramène Voltaire, dont l’influence reprend et se continue

  1. Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, par M. Guizot, 1821.