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à travers les générations successives et les races variées ? On s’étonne de rencontrer dans un penseur tel que M. Buckle une thèse aussi superficielle et aussi fausse.

Si peu qu’on étudie l’histoire de l’esprit humain, ce qui frappe le regard le moins pénétrant, ce n’est pas l’unité et la fixité des doctrines morales, c’est leur étrange et insaisissable, variété, leur dispersion, souvent même leur contradiction apparente sur les divers points de l’espace et du temps, en tout cas leur évolution continue. Argument par excellence des positivistes, dont M. Buckle oublie ici les leçons. Il aurait fallu que M. Mackintosh, sur lequel il s’appuie, eût établi d’une manière péremptoire, ce qu’il ne fait qu’affirmer, impossibilité du progrès de la morale dans le passé et dans l’avenir, l’absence de toute découverte dans la science des devoirs, l’identité de la morale dans le Pentateuque, dans les lois de Manou, dans le paganisme tout entier, dans l’Évangile, enfin la simplicité élémentaire de ces préceptes aussi accessibles, aussi ouverts, nous dit-il, à l’esprit du dernier barbare qu’à celui du philosophe le plus éclairé. Ce sont là des assertions énormes, hors de toute science sérieuse. Les esprits les moins favorables au christianisme, ceux qui s’efforcent de démontrer qu’il a eu en morale moins d’originalité inventive et de fécondité nouvelle qu’on ne lui en attribue, ceux-là mêmes qui recherchent dans les philosophes antiques les pressentimens éclatans des lois d’amour et de charité que promulguera la religion nouvelle, reconnaissent que le christianisme a donné à ces grands sentimens une vertu d’expansion, une force de propagande et un accent qui ont changé en partie la conscience du genre humain. Quant à l’identité de ces lois morales dans l’esprit de Kant ou dans celui du dernier sauvage, renvoyons une pareille fantaisie à M. Lubbock, l’homme qui connaît le mieux les sauvages, et demandons-lui ce qu’il pense d’une thèse en contradiction manifeste avec celle qu’il a établie en vingt années de travaux.

Est-ce donc la même chose de poser un précepte moral d’une manière générale et abstraite ou d’en déduire tout ce qu’il contient ? Quand même Caton aurait défini la justice aussi bien que Kant, cela suffit-il pour dire qu’il l’a comprise de la même manière et dans toute son étendue ? Quand même on trouverait dans Sénèque le conseil de traiter humainement les esclaves, cela signifie-t-il qu’il comprit à la façon d’un Channing le devoir d’aimer ces malheureux et de les affranchir ? Les préceptes moraux sont d’une fécondité incalculable. Ils résument sous une forme brève des trésors de justice et d’humanité que n’a pas toujours calculés celui qui les déposa pour la première fois dans l’âme humaine. On répète vainement