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insisté sur les lois générales que lui fournit la statistique de la criminalité pour déclarer qu’il n’y a pas de libre arbitre, n’ait pas insisté davantage sur cette loi de décroissance des crimes qui prouve bien l’existence d’un certain progrès moral. On dira, je le sais, on a dit, que ce n’est pas la moralité dans sa pure et délicate essence, que ce n’en est qu’une partie et la plus grossière. Ce que l’on estime de cette manière, c’est uniquement le nombre des actions légalement mauvaises, c’est-à-dire contraires à la loi pénale, frappées par elle, intimidées par elle ; d’ailleurs ces statistiques n’ont pas la prétention de déterminer l’état des consciences, elles regardent seulement le dehors des actions. M. Buckle ajoutera que c’est là non pas un progrès de moralité, mais d’intelligence, que c’est une conquête de la science, non de la bonne volonté, que l’effet des lumières (ce qu’il appelle les lois mentales) est de nous rendre moins criminels, sinon plus vertueux. Soit, j’admettrai cela volontiers ; cette raison est vraie, bien qu’elle ne soit qu’une partie de la vérité ; mais que ce soit le progrès intellectuel qui diminue la criminalité, ou l’organisation perfectionnée de la justice qui diminue pour les criminels les chances d’impunité et restreigne d’autant les tentations de mal faire, encore est-il qu’il se produit par là un changement sensible dans la moralité publique. Quelle qu’en soit la raison, il y a là un élément de variation et de progrès qui réagit à son tour sur les mœurs en supprimant une partie des mauvais exemples et des contagions scélérates, et qui, effet lui-même de causes multiples, devient cause à son tour en produisant un perfectionnement dans les habitudes et les sentimens d’un peuple. Comme nous devons rester dans les lois les plus générales de l’évolution sociale et pour ainsi dire sur les hauteurs du sujet, nous ne tiendrons pas compte des causes perturbatrices de cette évolution normale, de la propagande des doctrines qui viennent affaiblir le sentiment et l’idée de la responsabilité dans la conscience populaire, ou encore du prosélytisme de sectes antisociales qui préparent de temps en temps des explosions de barbarie au milieu du progrès normal des sociétés civilisées. Ces grands cataclysmes de l’ordre moral peuvent arrêter l’histoire, ils ne la détruisent pas ; ils en suspendent les lois sans y contredire.

Parlerons-nous enfin de la morale sociale proprement dite et de la morale scientifique, que M. Buckle réduit à l’état stationnaire depuis plusieurs milliers d’années ? Est-il exact, comme il le prétend, que les vérités morales aient été fixées une fois pour toutes, le devrais dire immobilisées, qu’elles soient acquises de temps immémorial au genre humain et fassent partie de la conscience d’une société, partout où il y en a une, enfin que l’histoire de ces vieux préceptes ne soit que le morne et stérile tableau de leur immobilité